Antoine Grognet : « Au Qatar, l’effet carte postale a joué à plein, et c’était l’objectif »

Publié le 26 décembre 2022 - Bruno Colombari

Journaliste sportif à RFI, Antoine Grognet a vécu cinq semaines intenses au Qatar pour sa deuxième Coupe du monde. Les Bleus, le Maroc, les supporters japonais, les reportages parmi les conteneurs à touristes : il nous fait vivre le tournoi de l’intérieur.

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Combien de matchs as-tu suivi au Qatar ? Lesquels t’ont le plus marqué ? Pourquoi ?

J’ai suivi tous les matchs de l’équipe de France plus le match d’ouverture Qatar-Equateur, Maroc-Canada, où j’avais été impressionné par l’équipe du Maroc. Même si le Canada c’était faible en face, je m’étais dit qu’elle pouvait aller loin, cette équipe marocaine, et je ne m’étais pas forcément trompé. Voilà, j’ai vu une dizaine de matchs en tout dans les stades. Ceux qui m’ont marqué, c’est déjà le match d’ouverture, le stade est extraordinaire. Le stade d’Al-Bayt, c’est le plus beau stade que j’ai vu de ma vie, dans sa conception, c’est une énorme tente bédouine qui a la taille d’un stade. Les stades étaient ultra-modernes, même si on n’oublie pas les conditions dans lesquelles ils ont été construits et le nombre de morts qu’il y a eu dans tous ces chantiers. Mais ça reste des prouesses architecturales et de magnifiques stades.

C’est pour ça que le match d’ouverture m’a marqué, parce que footballistiquement, c’était réglé en à peine une mi-temps. Ça représentait tous les paradoxes de cette Coupe du monde : un stade absolument magnifique, le genre d’écrin que très peu de pays peuvent s’offrir, au service d’une équipe nationale faible et d’une ambiance étrange. A vingt minutes de la fin, le stade était à moitié vide, les gens étaient partis. On ne reste pas au stade jusqu’au bout : une fois que l’émir est parti, tout le monde se sent libre de partir.

« Cette génération des Bleus a connu son Séville 82 »

Sinon, le match qui m’a le plus marqué, c’est cette finale entre la France et l’Argentine. Tu ne sais plus si tu regardes vraiment du football tellement ça dépasse l’entendement dans la dramaturgie. J’avais dit après le match, dans l’émission de radio Mondial Sport sur RFI, « cette génération des Bleus avait connu son Séville 82 ce soir-là », et je continue à le penser.

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Antoine Grognet devant le stade 974.
Il a été beaucoup reproché aux pays occidentaux d’être injustement très critiques sur les volets sociaux et environnementaux de cette Coupe du monde. Le mouvement de boycott concernait-il essentiellement les pays européens ?

Ce boycott a été quelque chose d’extrêmement occidental, d’ailleurs les supporters africains, saoudiens, qatariens ne comprenaient ni l’intérêt ni le principe de ce boycott. Et finalement, le fait de voir qu’il n’avait pas vraiment tenu pendant la compétition, à part en Allemagne, en France les audiences ont été excellentes, et sur place les supporters le savaient. Eux aussi regardaient ça d’un oeil amusé. Toutes les questions liées à cette Coupe du monde ont été plutôt occidentales.

Comme cette affaire d’alcool interdit dans le pays au tout dernier moment : pour les supporters du Golfe, qu’il n’y ait pas d’alcool dans les stades, ça ne changeait rien à d’habitude. Il y avait un vrai décalage de vision, et posait une question presque philosophique : à qui appartient le football ? Qu’est-ce qu’un match de foot, qu’est-ce que c’est qu’une Coupe du monde ? Pour nous, c’était intéressant de voir tous ces décalages et de les vivre sur place.

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On a senti les joueurs français très embarrassés quand ils étaient interrogés sur la question des droits de l’homme. Les relations très étroites entre la France et le Qatar, confirmées par la venue d’Emmanuel Macron pour la demi-finale et la finale, peuvent-elles l’expliquer ?

C’est très difficile à dire. On a vu des joueurs qui s’étaient engagés au moment du meurtre de George Floyd et qui avaient posté des messages très forts à l’époque [1]. Tu as absolument raison sur le fait qu’ils avaient l’air très embarrassés. Après, ceux qui auraient voulu s’engager s’étaient fait couper l’herbe sous le pied avant même la Coupe du monde par le président de la Fédération et par Hugo Lloris, le capitaine, qui dès son arrivée à Clairefontaine avait été interrogé là-dessus et avait dit qu’il était d’accord avec le président et qu’il ne porterait pas le brassard.

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Le stade Al-Bayt vu de l’extérieur.

Cet embarras-là était plus lié au fait qu’ils ne pouvaient pas en parler parce que ça les auraient mis en porte à faux avec la Fédération dont la position était claire. D’ailleurs, ils avaient annoncé qu’ils soutiendraient les différentes causes à travers la fondation Génération 2018. Ça ne veut pas dire qu’ils étaient totalement coupés de ça, mais c’est très difficile de sortir d’un cadre prédéfini par la FIFA et la FFF. Le staff de l’équipe de France avait bien fait comprendre aux joueurs qu’il ne fallait pas parler de ces questions-là, aucune tête ne doit dépasser.

Cette Coupe du monde avait commencé bizarrement, avec un stade Al-Bayt qui commençait à se vider dès la mi-temps devant la faiblesse de la sélection qatarie… Comment expliquer cette désaffection ?

Les Qatariens abordaient cette Coupe du monde d’une manière assez détachée, on sentait pas une culture foot particulièrement débordante. Ça c’est confirmé lors de ce premier match. Après ça, on n’a plus vu les stades se vider dans cette ampleur-là à un quart d’heure de la fin. Il y aussi les aspects pratiques : le stade d’Al-Bayt était à une heure du centre de Doha en voiture, et il n’y avait qu’une seule route. Les gens ont quitté le stade en avance pour ne pas se retrouver dans les bouchons, et les matchs ayant lieu à 22h heure locale, ils finissaient à minuit. Et c’est arrivé souvent que les gens ne soient rentrés qu’à 3h du matin chez eux. Il y a eu ce mélange de manque de culture foot, de questions pratiques et de la faiblesse de l’équipe du Qatar qui n’incitait pas à rester au stade. Parfois, les tribunes se vidaient avant le coup de sifflet final.

« C’était une Coupe du monde des tout petits espaces »

Le premier tour a vu de nombreuses surprises, même si, comme c’est souvent le cas en Coupe du monde, elles n’ont pas eu de suite : l’Arabie Saoudite qui bat l’Argentine, l’Allemagne qui tombe contre le Japon, le Maroc qui corrige la Belgique… Quelle était l’ambiance à Doha après ces matchs ?

Certains pays étaient très soutenus, le Japon avait beaucoup de supporters sur place, cette équipe suscitait beaucoup d’enthousiasme. On était avec des Japonais dans notre hôtel, ils ne sortaient pas dans la rue pour fêter ça. Ils se retrouvaient dans des endroits comme le souk Watif, là ils célébraient dans de tous petits espaces. C’était une Coupe du monde des tout petits espaces finalement. Il n’y avait pas d’énormes mouvements de foule. Comme il n’y avait pas d’alcool, les supporters se retrouvaient dans des hôtels de luxe, des endroits fermés où on ne les voyaient pas. C’était une ambiance particulière.

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La structure intérieure du stade Al-Bayt.
Le Maroc, grâce à son très beau parcours, semble avoir servi de substitut au Qatar en tant que représentant du football arabe. Etait-ce vraiment le cas ? Y a-t-il eu une adhésion populaire locale ou n’était-ce qu’un soutien de façade ?

Oui, clairement. De base, il y avait une forme de solidarité supportérale entre les fans des pays arabes. D’ailleurs, il y avait un millier de supporters qu’on avait vu en maillot grenat lors du match du Qatar qui supportait indistinctement les équipes arabes : ce jour-là, ils supportaient le Qatar en grenat, puis après ils étaient en vert pour supporter l’Arabie saoudite, puis en rouge pour supporter le Maroc… Mais c’étaient les mêmes ! Après, le Maroc a été soutenu par les autres supporters arabes. Il y avait toujours au moins les deux tiers du stade qui était pour le Maroc à tous leurs matchs, pas seulement celui contre l’équipe de France.

Sofiane Boufal, quand il s’exprime après le quart de finale contre le Portugal, il dit que c’est une victoire pour le monde musulman et le monde arabe, et il est obligé de rectifier sur Instagram « et pour l’Afrique, évidemment ». Ça montre l’investissement des joueurs marocains pour mettre le monde arabe au premier plan, et cette Coupe du monde a bien sûr servi à ça.

« La finale, c’était un derby Boca-River »

Quels étaient les supporters étrangers les plus nombreux et les plus actifs ? Les Argentins ont mis beaucoup d’ambiance (au prix parfois de provocations douteuses) et les Marocains sont venus en masse pour la demi-finale. Y avait-il d’autres sélections bien soutenues ?

Le Mexique. C’étaient eux qui étaient le plus visibles, le plus présents et qui faisaient le plus de bruit pendant le premier tour. Avec les énormes sombreros, c’est souvent la fête aux clichés quand les supporters se baladent dans la rue. Ils étaient très nombreux. Y a-t-il eu une solidarité sud-américaine comme pour le monde arabe, et est-ce que les supporters mexicains sont restés pour soutenir l’Argentine, je ne sais pas, mais c’est possible. Les Argentins, ils étaient là aussi. La finale, c’était un derby Boca-River. Quand on est au stade, on a une vue d’ensemble, et c’est une ambiance à la Bombonera.

J’ai vu aussi des supporters tunisiens mais qui vivaient sans doute déjà là. Le Qatar, c’est un pays de 2,5 millions d’habitants, mais seulement 200.000 Qatariens, le reste c’est un melting-pot d’énormément de nationalités, beaucoup d’originaires d’Asie du Sud-Est, Indiens, Pakistanais, Bangladais, mais aussi beaucoup d’Arabes dont des Tunisiens et Marocains qui vivaient sur place. La partie très médiatisée des trente vols affrétés par la RAM n’était qu’une infime partie des supporters présents au stade pour la demi-finale contre la France. Au final il n’y a eu que 14 vols, visiblement, parce que le Qatar était inquiet de voir autant de supporters arriver d’un coup.

L’ambiance de la finale était-elle différente de celle de 2018, où les Croates étaient déjà largement majoritaires ? Penses-tu que le soutien des supporters argentins ait pu déstabiliser les Bleus et expliquer leur non-match jusqu’au pénalty de Mbappé ?

Je ne pense pas que ça ait pénalisé l’équipe de France qui avait gagné dans un stade autrement plus hostile, contre le Maroc, les Bleus savaient à quoi ils s’attendaient. Par contre, ça a porté clairement les Argentins. S’ils sont arrivés avec cette mentalité de guerriers et cette envie de mordre pleinement dans cette finale, c’est entre autres parce qu’il y avait ce public, ces 36 ans d’attente, cette envie d’honorer Maradona… ça affleurait. Quand on se baladait dans le métro de Doha, les supporters argentins étaient très présents. Ça a plus porté les Argentins que ça n’a nuit aux Français. C’étaient des morts de faim. La Coupe du monde, les Argentins l’attendaient depuis 36 ans, alors que les Français l’avaient gagnée il y a quatre ans. La différence s’est faite là.

A Doha, on était dans un stade sud-américain. A Moscou en 2018, l’ambiance était belle, mais pas aussi débridée, il n’y avait pas autant d’âme. Là, même si les sifflets ou les encouragements ne nous sont pas destinés, on est là, ils nous traversent, ce sont des ambiances exceptionnelles.

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Les tribunes et la pelouse du stade Al-Bayt.

« Les propriétaires des campements étaient à fleur de peau dès qu’ils voyaient une accréditation »

Avant le tournoi, de nombreux supporters se plaignaient des conditions douteuses d’hébergement, à des prix très élevés. As-tu eu l’occasion de discuter avec eux, ou de visiter les sites provisoires d’accueil ?

J’y suis allé pendant la compétition, deux ou trois semaines après le début. J’ai vu ces hébergements qui étaient des conteneurs réaffectés et il y a deux choses que j’ai pu remarquer, c’est à quel point les propriétaires de ces campements étaient à fleur de peau et dès qu’ils voyaient une accréditation, étaient très nerveux, on m’a gentiment prié d’aller faire un reportage ailleurs. Mais quand on discutait avec les gens qui y vivaient, les problèmes semblaient avoir été réglés. La climatisation qui ne fonctionnait pas, la poussière dans les conteneurs, c’était réglé. Les moyens avaient été mis, et le Qatar n’en manque pas, pour faire en sorte qu’il n’y ait plus de problème. C’était cher, mais les gens s’étaient arrangés pour partager les hébergements pour réduire un peu la note. Les gens savaient ce qu’ils allaient trouver.

Le travail des journalistes étrangers semblait aussi très surveillé. Quelles étaient les contraintes, et étaient-elles plus dures qu’en Russie en 2018 ?

Non, c’était à peu près les mêmes. On était libres de marcher à peu près où on voulait, après on ne pouvait pas filmer partout, on avait des instructions très précises avant la Coupe du monde, on avait reçu de la part de la FIFA des guide lines expliquant ce qu’il n’était pas possible de filmer certaines choses. En radio, on était moins embêtés parce que les autorités ne voulaient pas qu’on voie la partie moins reluisante de cette Coupe du monde, mais la radio, on ne voit pas, donc ça les inquiétait moins. Ce sont les contraintes d’une Coupe du monde.

« Le Covid n’existait pas officiellement dans cette Coupe du monde »

Il y avait quand même des applications qu’il fallait télécharger à l’entrée du pays et qui servaient à vous tracer…

Il y avait deux applications, une de santé qui est devenue assez vite obsolète, puisqu’à l’origine c’était pour entrer son test Covid et montrer qu’on était négatif, sauf qu’une semaine avant de partir au Qatar, on a appris qu’il n’y avait pas de test sur place. Et d’ailleurs le Covid n’existait pas officiellement dans cette Coupe du monde. Ce n’est pas que personne n’était atteint, c’est que ça n’existait pas. Cette application-là, je les désinstallée assez vite.

L’autre était celle de la Coupe du monde, où on pouvait trouver son chemin et recevoir des notifications à l’approche d’un match. Il y avait certainement un traçage, puisqu’à l’intérieur on pouvait mettre son billet de stade, donc il était possible de savoir où une personne était à tel moment. On pouvait aussi voyager gratuitement dans les transports en commun. C’était pratique de ce point de vue-là. C’est fait pour ça, pour que tout le monde la télécharge. On ne s’est pas sentis fliqués, mais c’est le principe du flicage informatique, on ne s’en rend pas compte.

Les distances très courtes d’un stade à l’autre, et donc des temps de trajets très brefs, ça a dû être un gros changement aussi par rapport à la Russie… Moins de temps perdu entre deux matchs, mais moins l’occasion de voyager aussi ?

J’ai fait pratiquement tous les stades. Je me suis déplacé en métro tout le temps d’un stade à l’autre. Il y avait une fausse impression de facilité, sur une Coupe du monde classique tu prends l’avion la veille du match, tu arrives dans une nouvelle ville, tu t’installes à l’hôtel, et tu repars le lendemain du match pour le camp de base. Là, au Qatar, tu sortais de l’hôtel, tu prenais le métro, tu allais au stade et après tu rentrais à l’hôtel. Mais c’était une Coupe du monde plus fatigante.

« Au Qatar, on était dans un hypermarché »

La Russie, c’est une épicerie : il y a peu de choses à disposition et il faut faire le maximum avec ça. Au Qatar, on était dans un hypermarché : tout était à portée de main, mais il fallait se déplacer beaucoup plus. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils finissaient cette Coupe du monde beaucoup plus fatigués que n’importe quelle autre.

Vu de loin, le Qatar ressemble à un immense centre commercial de luxe, qui ne peut fonctionner que grâce à une main d’œuvre immigrée particulièrement mal traitée. Est-ce une image déformée, ou correspond-elle à la réalité ?

C’est difficile de ne pas tomber dans l’effet carte postale. Pendant un mois, il y a quatre ans, la Russie était pratiquement l’état le plus démocratique du monde. Là, le Qatar avait la volonté de donner la plus belle image possible aux visiteurs. Les autorités ont fait en sorte qu’on ne voie que les stades, les centres d’entraînement, aillent là où il y avait les supporters. Cet effet carte postale a joué à plein, et c’était l’objectif. C’était la première Coupe du monde Instagram, on a vu un boucher star des réseaux sociaux soulever la Coupe avec les Argentins. Ça veut dire beaucoup de ce que les autorités qatariennes avaient envie de montrer.

Mais quand on discutait avec des salariés d’Asie du Sud-Est, dans une simple épicerie, les gens travaillaient de six heures du soir à six heures du matin sept jours sur sept, ils rentraient chez eux juste le temps de dormir, sans avoir la possibilité d’avoir une vie en dehors de leur travail. On a senti en creux, toutes les inégalités de cette société. Ça affleurait. Ce serait intéressant de revenir dans six mois ou un an pour voir ce que tout sera devenu, ces stades, ces installations et tous ces gens qu’on a pu croiser.

[1Le 25 mai 2020, il est arrêté par la police de Minneapolis, aux Etats-Unis, et meurt des suites d’un plaquage ventral de neuf minutes. Sa mort déclenche des émeutes sur place puis des réactions de protestation dans le monde entier.

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