Superga, 4 mai 1949 : la fin tragique d’Emile Bongiorni

Publié le 6 mai 2022 - Pierre Cazal

Cinq mois avant le crash des Açores qui coûta la vie à Marcel Cerdan, l’international français Emile Bongiorni (28 ans, 5 sélections) périssait dans un autre accident d’avion, celui de Superga à Turin qui fit 31 victimes, décima le Torino et la Squadra Azzurra.

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Le 4 mai 1949, à 17 heures, le trimoteur qui ramenait l’équipe du Torino de Lisbonne, où elle avait joué un match de gala contre Benfica, percutait le soubassement de la Basilique de Superga, qui surplombe Turin. Toute l’équipe, quatre fois championne d’Italie et qui comportait huit internationaux, perdit la vie dans cet effroyable accident. Elle comptait deux joueurs français d’origine italienne, l’arrière Roger Grava et l’attaquant Emile (dit Milo) Bongiorni.

L’Equipe du 5 mai 1949 (source : BNF Gallica)


Débuts à 16 ans au CA Paris

Bongiorni était né en 1921, il avait donc 28 ans et laissait une veuve et une petite fille âgée d’à peine 16 mois. Son père avait émigré en France où il était établi comme ramoneur à Fontenay, et le jeune Milo, formé comme chauffagiste et fumiste aidait encore son père en 1938 lorsqu’il signa son premier contrat professionnel en juin pour le CA Paris, qui évoluait alors en seconde division. Il y avait débuté le 16 mai 1937, à 16 ans et deux mois, contre Reims. C’était un talent précoce et prometteur.

Il fait cependant partie de cette génération dont la guerre amputa la carrière, car le professionnalisme était dans le collimateur du gouvernement de Vichy, constitué en juillet 1940 après l’Armistice de sinistre mémoire qui scella la défaite de la France, et surtout de ses commissaires aux sports, le tennisman Jean Borotra, puis le rugbyman Joseph Pascot. Contrats professionnels suspendus, championnat supprimé, équipe de France mise en veilleuse, clubs dépouillés de leurs joueurs en 1943 pour constituer des équipes fédérales auxquelles les joueurs étaient affectés autoritairement, mais aussi rationnement, baisse de l’entraînement et du niveau de jeu (la durée des matches fut même un temps réduite à 80 minutes !), le football français vivota ou plutôt survécut en attendant des jours meilleurs qui se firent longtemps attendre.

Bongiorni avait 24 ans à la fin de la guerre. Sa carrière déjà gâchée pouvait enfin commencer, mais elle ne dura que quatre années à peine…

L’Auto du 5 novembre 1941 (source : BNF Gallica)


« Un taureau déboulant vers la muleta que lui tend le toréador »

Il n’était cependant pas passé inaperçu auparavant : dès 1941, alors qu’il marque but sur but sous les couleurs du CAP, l’ex-international Lucien Gamblin, devenu journaliste, lui reproche de « jouer sans réfléchir » et dit qu’il doit encore apprendre à jouer au football, dans ces termes : « Il attend le ballon, le reçoit, baisse la tête et part à la manière d’un taureau déboulant avec toute sa force vers la muleta que lui tend le toreador. » Bongiorni est un fonceur, qui ne craint pas les duels épaule contre épaule, se place à la limite du hors-jeu, suit toutes les balles. En 1949, l’Athlège (un dictionnaire du sport), plus enthousiaste, le décrit ainsi quelques semaines avant sa mort : « L’Athlète ! Grand, puissant, tout en muscles, de surcroît terriblement rapide, cette force de la nature qu’est Emile Bongiorni constitue physiquement le type même de l’avant-centre moderne. » Il faut dire qu’il pèse 83 kg pour 1m75 !

En 1942, Bongiorni est passé du CAP au Racing, puis il joue en 1943-44 pour l’équipe fédérale de Paris-Capitale où il « claque » 36 buts en 29 matches. De retour au Racing reconstitué, il gagne la Coupe de France 1945. C’est alors que Gaston Barreau, sélectionneur de l’équipe de France, commence à songer à lui.

Il le retient d’abord en sélection B pour affronter le modeste Luxembourg (qui depuis longtemps déjà n’est plus jugé digne de l’équipe de France A…) et marque un but, pour la victoire acquise sur le score de 3-2, le 27 mai 1945. Les portes de l’équipe A s’ouvrent donc, dans la mesure où René Bihel n’a pas donné entière satisfaction (Lire 8 avril 1945 : Suisse-France).

Premier but à Vienne après un voyage en avion militaire

Il s’agit de se rendre à Vienne, la capitale autrichienne dévastée et occupée par les Alliés, par un froid de canard dans un inconfortable avion militaire qui laisse les joueurs épuisés au terme de son périple à Vienne. L’équipe de France n’est pas en forme et joue mal, est battue sèchement (1-4) mais Milo Bongiorni marque son but, il ouvre même le score à la 8ème minute d’un tir violent, reprenant un centre de la droite d’Aston. Il obtient ainsi le droit de jouer le match suivant 10 jours plus tard contre les Belges. C’est une nouvelle défaite (1-2) et une déception pour Bongiorni, qui tape le poteau (20ème minute), mais dont la presse ne cache pas qu’ « il n’avait pas le punch hier et fut constamment muselé par le demi-centre Vercammen. »

Combat du 16 décembre 1945 (source : BNF Gallica)


Résultat : il sort de l’équipe et c’est René Bihel qui récupère son poste pour l’année 1946. Il faut dire qu’avec son club, le Racing, Bongiorni n’est pas transcendant : il ne marque que 13 buts en 1947, par exemple, et il finit par être discuté. On l’y balade à l’aile, au milieu, et il doit même jouer quelques matches… à l’arrière ! Il est mis en balance avec Roger Quenolle au style opposé : plus fin, capable de combiner, mais moins puissant.

En 1947, une blessure de Bihel lui redonne sa chance, pour affronter l’Angleterre, le 3 mai : mais c’est encore une défaite (0-3), Bongiorni est même quasiment inexistant au cours de ce match, où il est annihilé par l’arrière anglais Franklin. Pire : en juin il est aligné dans l’équipe B qui prend une mémorable correction de la part des Suisses (1-9 !) , et il ne parvient pas davantage à marquer. Ce naufrage le sort à nouveau des tablettes du sélectionneur.

Lourde défaite contre l’Italie avec huit joueurs du Torino

Un regain de forme en 1948 (il marque 16 buts pour le Racing) l’y ramène pour ses deux derniers matchs internationaux, en mai et juin 1948. Cela s’explique par la défaite concédée aux Italiens en avril 1948, à Colombes (1-3), où l’attaque française a beaucoup déçu : pas un seul tir cadré ! Baratte, qui était avant-centre, est alors déplacé au poste d’inter et laisse la place à Bongiorni. Le sélectionneur Barreau et son assesseur Hanot (c’est son titre officiel) recherchent désespérément un buteur, sans le trouver et font alterner les mêmes joueurs. A noter que dans l’équipe d’Italie figuraient huit joueurs du Torino qui trouvèrent la mort à Superga un an plus tard avec Bongiorni : Bacigalupo, Ballarin, Rigamonti, Grezar, Menti, Loïk, V.Mazzola et Gabetto…

Milo Bongiorni joua donc contre l’Ecosse (3-0) et cette fois-ci séduisit. Il marqua à la 55ème minute, reprenant (du gauche !) un tir de Ben Barek dévié par l’arrière écossais Young aux 6 mètres. Il eut aussi deux tirs, que le gardien Cowan dut détourner en corner. On peut lire l’appréciation suivante sur L’Equipe : « Pour sa quatrième sélection en équipe de France, [Bongiorni] donna pleine satisfaction parce qu’il obligea Young à lutter pour toutes les balles et à le suivre en maints endroits du terrain », selon le principe du marquage individuel strict du WM ; en clair, Bongiorni « balada » son garde du corps ! Malheureusement, il ne put reproduire la même performance face aux Belges qui jouaient un « kick and rush » primitif (les Ecossais, eux, combinaient en passes courtes), et fut muselé par son garde-chiourme Erroelen.

Aurait-il été resélectionné ? Difficile à dire ; car Bongiorni poursuivit alors sa carrière en Italieet à cette époque, un joueur pratiquant à l’étranger n’était jamais rappelé, les règlements de la FIFA ne comportant aucune obligation de mise à disposition pour l’équipe nationale, et ce jusque dans les années 1970 !

Bûcheron en Italie dans les forêts de Piacenza

Pendant l’été 1948, Bongiorni décida de partir en Italie, où il venait d’hériter de 250 hectares de forêt, situés dans la région de Piacenza (Plaisance), en Emilie. On l’y vit même faire le bûcheron, à la tête de quatre ouvriers, pendant deux mois, tandis qu’il refusait de revenir à Paris. Il faut se rappeler que les contrats professionnels de l’époque étaient féroces : un joueur était dépendant de son club jusqu’à ses 35 ans ! Bongiorni en avait 27 et voulait voir autre chose, au pays de ses ancêtres. Les deux clubs de Turin l’avaient repéré : la Juventus en premier, le Torino en second. Ses origines italiennes, la perspective de récupérer au titre d’ « oriundo » la nationalité italienne, expliquaient cet intérêt.

Après plusieurs mois de tractations, Bongiorni put signer au Torino en novembre 1948, et il joua sous le maillot grenat son premier match le 22 décembre contre la Fiorentina. Il y fut aligné, non pas en n°9, c’est-à-dire avant-centre, mais en n°10, et au cours de la partie dut même quitter l’attaque pour rejoindre la défense, les Italiens connaissant visiblement cette polyvalence exploitée un temps par le Racing ! Il marqua son premier but le 20 janvier 1949 contre l’Atalanta Bergame (2-0). Le 3 février, Bongiorni a réussi à supplanter (provisoirement) son rival Guglielmo Gabetto, l’avant-centre titulaire de la Squadra Azzurra. On peut lire le commentaire suivant dans l’Equipe : « Avant-centre titulaire , Gabetto occupe le poste d’ailier gauche, mais l’ancien chef d’attaque du RCP (Bongiorni, donc) ne s’est pas encore imposé irrésistiblement » .

Et il ne le fera jamais. Par la suite, Gabetto (qui a 34 ans, Bongiorni représente donc la relève) récupère son poste ; Bongiorni ne jouera que huit matchs de championnat (2 buts). C’est en tant que remplaçant qu’il avait fait le voyage de Lisbonne pour y disputer son dernier match contre Benfica (2-3), entrant en jeu en seconde mi-temps et marquant son but, le dernier. C’était un match amical, destiné à honorer le capitaine de Benfica, Francisco Ferreira (qui a joué contre la France en 1947), qui prenait sa retraite, un match de gala.

L’Equipe du 5 mai 1949 (source : BNF Gallica)


Le 4 mai, à Superga, par-delà les nuages

Que sait-on de cet accident ?

L’appareil était un trimoteur de marque FIAT (oui, FIAT fabriquait aussi des avions), et l’accident est dû à une erreur du pilote, autant qu’à l’imperfection des altimètres de l’époque. Il pleuvait beaucoup en cette fin d’après-midi du 4 mai 1949, le plafond des nuages était très bas, à peine 500 mètres. Aujourd’hui, le pilote automatique gèrerait la descente sans problème lié à l’absence de visibilité, mais pas en 1949.

Superga est une colline de 670 mètres de haut, située à 10 km environ de Turin, surplombée par une basilique de style baroque, imposante, qui est la nécropole de la famille royale de Savoie. Elle est flanquée d’un couvent à l’arrière.

Dans son approche de l’aérodrome de Turin, le pilote désorienté par l’absence de visibilité descendit en-dessous des nuages, donc en-dessous de 500 mètres, ce qui aurait dû lui permettre de voir, sinon la basilique, du moins la colline de Superga. Sans doute la vit-il, d’ailleurs, car il tenta désespérément de faire remonter l’appareil, dans la mesure où celui-ci a percuté non la basilique, mais le mur de soutènement du couvent, situé en dessous, à 600 mètres de haut environ.

Mais c’était déjà trop tard pour éviter le crash, trop tard pour donner un coup de manche à balai à droite, afin d’ éviter ce mur de soutènement que l’aile accrocha (« L’apparecchio ha tocato dapprima con l’ala sinistra circa due metri e mezzo sotto la Basilica », peut-on lire dans la Storia del Torino, traduction : l’appareil a touché d’abord avec l’aile gauche deux mètres et demi sous la Basilique). Le mur n’a pas été réparé, volontairement, et la brèche ouverte par le choc est visible. Aile arrachée, le FIAT G212, immatriculé I-ELCE devenu incontrôlable bascula et s’écrasa au pied du mur, comme le montrent les photos, où l’on distingue une turbine contre le mur, et divers débris enchevêtrés autour.

Il n’y eut aucun survivant, soit 31 victimes dont 4 membres d’équipage, les 27 autres étant les joueurs, entraîneurs, dirigeants, ainsi que trois journalistes qui avaient couvert le match contre Benfica.

C’est Vittorio Pozzo, le célèbre entraîneur de l’équipe d’Italie, champion du monde en 1934 et 1938, encore sélectionneur en 1948, qui vint identifier les corps, dont celui de Bongiorni. La dépouille fut rapatriée en France, et Milo Bongiorni inhumé au cimetière de Fontenay. Tous les ans, le 4 mai, a lieu une cérémonie du souvenir au pied du mur fatal, orné d’un modeste monument funéraire au pied duquel s’amoncellent les fleurs à cette occasion.

Ainsi finirent tragiquement la carrière et la vie d’Emile Bongiorni.

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