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Julien Bernard : « un match peut générer autant d’émotions qu’un roman »

A trente-deux ans, le fondateur des éditions Salto a l’âge des internationaux français en activité. Le sport, la littérature, la réalité et la fiction, et bien sûr son 12 juillet à lui, Julien Bernard dit tout.

7 minutes de lecture

Si 12 juillet est désormais édité [1], c’est grâce à lui, qui le premier a cru en cette fiction dont la finale de la coupe du monde 1998 fait office de fil rouge. Les éditions Salto [2], fondées en 2015, comptent désormais une dizaine de titres dans leur catalogue, essentiellement des romans et recueils de nouvelles ayant pour point commun le sport. Comme on a adopté très vite le tutoiement entre nous, je l’ai conservé pendant l’entretien.

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Bien avant de devenir éditeur, tu as été supporter de foot. Raconte-nous ton 12 juillet 1998.

En juillet 98, j’étais en vacances. J’allais sur mes 14 ans et je venais d’avoir mon brevet. Comme dans ton roman, nous étions dans une maison de vacances dans le Var, au Pradet, entre Hyères et Toulon. Et le 12 juillet, pour France-Brésil, je crois que je n’avais pas dormi la veille ! J’allais à la plage pour passer le temps, mais il me semble que la journée et l’attente étaient interminables. [3]

Et puis vient le début du match, les premières occasions de Guivarc’h, la sérénité française. Moi, je ne l’étais pas du tout en tout cas, je crois que je n’ai pas passé une minute assis normalement sur le canapé. J’étais soit par terre, soit debout ! On voyait Zidane tricoter, mais cela ne me faisait rien sur le moment. À l’époque, à cet âge là, et surtout pour ce match, j’étais incapable d’apprécier le jeu pour le jeu. Seul comptait le résultat ! Heureusement, les Bleus ne nous ont pas fait trop peur. Au moins en première mi-temps. Sur les deux buts de Zidane, j’étais comme un fou ! Et à la mi-temps, je n’arrivais pas trop à y croire. Pour moi, les Bleus ne pouvaient pas gagner. Les Brésiliens allaient revenir, Ronaldo (que je n’aimais pas du tout à l’époque) allait être le Kostadinov du 12 juillet.

« J’étais un peu déçu que Djorkaeff n’ait pas marqué ce soir-là »

Concernant la deuxième mi-temps, je ne retiens que du stress, de longues attaques et possessions brésiliennes, le sauvetage sur sa ligne de Desailly, l’arrêt lunaire de Barthez sur le tir de Ronaldo, l’entrée de Denilson, le carton rouge de Desailly, l’occasion manquée de Dugarry, la barre de Denilson. Et on voit les images du banc de touche français. Les joueurs sont dans le même état que moi ! Et enfin, la délivrance... La dernière contre-attaque, la remontée de balle de Dugarry, le relais de Vieira pour Petit, et le troisième but. C’était fou ! Je crois que je suis sorti sur la terrasse et que j’ai crié, et sauté ou glissé ! J’ai aussi le souvenir d’une invasion de moustiques pendant le match, et de voir l’un d’entre nous emmitouflé sous un drap pour se protéger.

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Nous avons regardé la remise de la coupe et des médailles, et les premières réactions d’après-match. Je me rappelle notamment d’une interview, probablement une heure après le match, de Djorkaeff qui était le premier champion du monde à être interviewé dans le studio de TF1 et non sur le terrain même. Djorkaeff était à cette époque mon joueur préféré (et d’ailleurs mon joueur préféré tout court), et j’étais juste un peu déçu qu’il n’ait pas marqué ce soir là. Mais au moins, il avait tiré le deuxième corner pour Zidane. Et il raconte d’ailleurs pendant cette interview que pour ce corner, il dit à Zidane « C’est bon, je le tire, je te la mets ! ».

Quelle place occupe pour toi l’équipe de France par rapport à ton club de cœur, ou à d’autres sélections nationales ?

Comme chantait Joséphine Baker, « J’ai deux amours, mon pays et Paris ». J’ai vraiment découvert le foot en 93. Mes premiers vrais souvenirs liés au football sont la victoire de l’OM en 93 contre Milan (mais émotionnellement, cela ne m’a pas marqué), la campagne éliminatoire pour la World Cup aux USA avec les fameux France-Israël et France-Bulgarie, et le titre de champion du PSG en 93-94. Est-ce que l’équipe de France, pour moi, est devant le PSG ? Je ne pense pas. Disons que ma passion pour les deux me permet de suivre du foot toute l’année ! Mais en tant que « supporter », je me sentirai toujours plus proche des supporters de club, des ultras, que des spectateurs du stade de France. Même si les choses ont tendance à changer un peu...

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L’an dernier, je me posais la question : « une ligue des Champions pour le PSG, ou un Euro pour la France ? ». Honnêtement, c’est dur de choisir... Disons quand même un Euro pour la France ! Mais que ça soit avec le PSG ou avec l’équipe de France, j’ai toujours défendu mon équipe. Même quand elle était indéfendable (2008-2010 pour la France, les années 2000 pour le PSG).

Tu es né après l’Euro 84, qu’est-ce que la génération Platini évoque pour toi ?

C’était une grande équipe, qui avait joué des matchs mythiques. Le France-RFA de 82 à Séville, l’Euro 84 en France, le France-Brésil de Guadalajara en 86... Il y avait aussi le carré magique. Et c’est la première à avoir gagné un titre. Cette génération a marqué le football français, comme celle de Kopa, Fontaine, Piantoni avant elle. Et comme celle de Zidane, Deschamps, Thuram après elle. Et comme celle de Griezmann, Lloris, Pogba est en train de le faire. Mais personnellement, et c’est sûrement une question d’âge et grâce aux émotions qu’elle m’a procuré, je mets la génération Zidane devant la génération Platini !

« L’art du jeu, de Chad Harbach, a été une révélation »

En parlant de génération, tu es de celle des internationaux actuels. Est-ce que tu t’es parfois comparé à Valbuena ou Mavuba, en te disant « tiens, j’ai le même âge qu’eux » ?

Oui bien sûr ! Quand je vois que j’ai l’âge d’Iniesta, que je suis plus âgé que Messi ou Cristiano Ronaldo... C’est fou ! Mais honnêtement, j’ai vraiment du mal à me dire que j’ai leur âge, et que j’ai six ou sept ans de plus qu’un Griezmann, presque dix ans de plus que Pogba. Peut-être est-ce à cause de la distanciation, de leur médiatisation, du fait qu’ils grandissent plus vite, que leur carrière a commencé bien avant la mienne et est bien plus courte qu’une carrière lambda, mais j’ai toujours l’impression d’être un gamin à côté d’eux. Et pourtant... Non !

D’où est venue l’idée de créer les éditions Salto ?

Cela faisait un moment que nous réfléchissions à la création d’une entreprise, soit dans le domaine du tourisme (mon épouse a toujours travaillé dans le tourisme, et j’ai moi-même travaillé plusieurs années dans le milieu des guides de tourisme), soit dans le domaine de l’édition. Et il y a quelques années, j’ai lu le roman L’art du jeu, de Chad Harbach. Ce roman se passe dans le milieu du baseball universitaire américain, et a été une révélation. J’ai ensuite recherché d’autres romans parlant de sport, et me suis alors rendu compte qu’il n’existait aucune maison d’édition en France essentiellement dédiée à la littérature du sport.

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Un match de tennis, de rugby ou de foot peut-il générer plus d’émotions et de rebondissements qu’un film ou qu’un roman ? Pourquoi ?

Personnellement, je pense que oui. La dramaturgie d’un match, les rebondissements, les acteurs, le décor... Si les « matériaux » sont différents (le stylo, la plume, le clavier, la caméra, les acteurs, le terrain de jeu...), les émotions peuvent être aussi fortes. Et parfois, dans le cas d’un livre, d’un film, ou d’un match, il est difficile de relativiser. Je n’arrive toujours pas à croire que Zidane ait mis un coup de tête à Materazzi, en finale d’une Coupe du monde, finale qui était, en outre, son dernier match en tant que joueur. Et je n’arrive toujours pas à admettre qu’Anakin Skywalker devienne Dark Vador !

« Parfois, un match peut toucher au sublime »

J’exagère bien sûr. Mais l’idée est là. Un match de foot, de rugby, de tennis, de boxe peut tout à fait générer autant d’émotions qu’un roman ou un film. Et parfois, cela peut toucher au sublime parce que tous les ingrédients sont réunis : dramaturgie, beauté du geste, phrases sublimes... Je pense, par exemple, à la finale de Wimbledon 2008 entre Federer et Nadal. Tout y était ! Mais encore une fois, cela n’engage que moi... Mon épouse n’aura aucune émotion devant un match de foot, et inversement, certains amis ne ressentiront rien à la lecture d’un roman.


 

Quels sont les sports qui se prêtent le plus à l’écriture de fiction ?

Je pense que la boxe est en tête de ces sports. Et plus généralement, les sports « individuels ». Peut-être est-il plus facile de retranscrire, pour un écrivain, les sentiments, les ressentis, les efforts d’un sportif seul, que ceux d’une équipe entière. Mais en boxe, on est vraiment seul contre l’autre, et c’est ce qui doit plaire aux écrivains. L’écrivain peut s’attacher avec plus de facilité à un seul personnage.

« Les plus beaux romans sur le football traitent du hors-champ »

Si on en revient au football, je pense qu’il est difficile pour un écrivain de se focaliser sur le parcours d’un joueur, et le faire émerger d’un collectif. Quand un auteur cherche à parler d’une équipe dans sa globalité, les personnages manquent généralement de profondeur. C’est pourquoi, selon moi, les plus beaux romans et livres sur le football traitent plus du hors-champ footballistique, des supporters, que du jeu en tant que tel. Je pense notamment à Dans la foule de Laurent Mauvignier, qui est un sublime roman polyphonique autour du drame du Heysel, ou à Football Factory de John King. Et c’est aussi le cas de 12 juillet !

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Que penses-tu de récompenses comme le prix Jules-Rimet ?

Le Prix Jules-Rimet est, en soi, une récompense pour la littérature sportive en général. Et c’est déjà beaucoup. Du point de vue de l’éditeur, obtenir un tel prix est un formidable tremplin. Tout comme le prix Sport Scriptum. Il récompense, d’une part, le travail et la qualité littéraire de l’auteur, ce qui est l’essentiel en terme de littérature. Et aussi l’éditeur qui ne s’est pas trompé en faisant confiance au livre primé. Et bien entendu, avoir un bandeau assure une promotion commerciale pour le livre, mais aussi pour les autres titres de l’auteur, et de l’éditeur.

« Il y a longtemps eu une frontière entre littérature et sport en France »

Après, comme tous les prix, il y a un règlement à suivre et il ne faut louper aucune étape pour s’assurer que le titre que l’on défend soit bien lu et bien présenté à la sélection. Maintenant, comme beaucoup de prix, il faut arriver à se faire une place face aux éditeurs plus anciens, et plus importants. Mais attention, mon point de vue est celui d’un jeune et petit éditeur ! J’espère vivement que Salto aura un livre sélectionné dans les prochaines années. Et s’il est primé, je promets une fête digne d’un 12 juillet 98 !

La littérature du sport a-t-elle un avenir ?

Oh que oui ! L’existence de prix littéraires est une reconnaissance en soi. Il y a également de plus en plus d’associations et d’initiatives qui militent pour une littérature sportive. L’association des écrivains sportifs, bien sûr. Mais aussi, l’association Écrire le sport, le festival La Lucarne, les différents salons du livre de sport (Les Foulées Littéraires, Sportext, le Festival de Lyon à l’Institut Lumière, le salon de Bressuire, le salon de Toucy...). L’émission l’Oeil du tigre, sur France Inter, est également une belle vitrine pour la littérature sportive.

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Pendant longtemps, il y a eu, à l’exception de certaines figures, une frontière entre littérature et sport en France, et ce, contrairement aux Anglo-saxons, ou aux Latins. Mais aujourd’hui, beaucoup de grandes plumes françaises écrivent sans complexe sur le sport : Laurent Mauvignier, Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Jean-Paul Dubois, Antoine Bello, et bien d’autres. Cela laisse présager plein de belles choses pour la littérature sportive française...

Je connais même une maison d’édition qui se consacre exclusivement à ce genre !