Nicolas Haeringer : « un boycott des supporters et des téléspectateurs, c’est une première et c’est réellement intéressant »

Publié le 20 novembre 2022 - Bruno Colombari

Chroniques bleues va suivre l’équipe de France tout au long de cette Coupe du monde tant décriée, mais ignorera les autres matchs. On parle de la question du boycott, et de sa pertinence, avec Nicolas Haeringer, activiste du mouvement climat.

8 minutes de lecture

Nicolas Haeringer est l’une des figures du mouvement climat en France. Il est coordonnateur de campagnes au niveau mondial pour 350.org, une organisation créée en 2008 et qui lutte contre l’extraction des énergies fossiles. S’il s’est un peu éloigné du foot, il a été marqué par l’OM des années Papin-Waddle qu’il allait voir au Vélodrome. Je l’ai interrogé quelques jours avant son départ pour la COP 27 à Charm el-Cheikh, en Egypte, qui s’est terminée le 19 novembre. La veille du début de la Coupe du monde, qui se jouera à 2000 kilomètres à l’Est…

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Pour un activiste de la justice climatique comme toi, que t’inspire les débats actuels sur la nécessité ou pas d’un boycott de la Coupe du monde au Qatar par les amateurs de football ?

C’est une aberration de tenir une Coupe du monde dans un pays comme le Qatar. En fait, les événements tels que la Coupe du monde sont une aberration, et a minima il faudrait réfléchir à quelque chose qui soit moins gigantesque, et qui ne prive pas les amateurs de foot du plaisir de regarder des compétitions historiques et importantes, mais là, aller au Qatar compte tenu de ce que représente cet Etat-là, et de ce ce que représente une Coupe du monde pour cet Etat-là, c’est effectivement une aberration.

Il aurait été souhaitable que certains Etats le dénoncent, on connaît les conditions d’attribution de cette Coupe du monde et toute la corruption qu’il y a derrière. Les Etats ne l’ont pas fait. La seule option qui reste c’est que les amateurs de foot soient les plus nombreux possibles à dire qu’ils n’iront pas et ne regarderont pas les matchs. C’est le genre de circonstances dans lesquelles le boycott est l’élément du répertoire d’action qui est le plus opportun dans cette situation.

Sachant que pendant la crise sanitaire, en 2020 et 2021, le foot a tourné pendant des mois sans spectateurs du tout, avec des matchs dans des stades vides… Mais il y avait quand même des téléspectateurs.

C’est ça qui est intéressant. On se rend compte que pour les pouvoirs publics, les supporters qui se rendent au stade sont un problème plus qu’une ressource, et que ce qui compte, ce sont les revenus liés à la diffusion mondiale des matchs. Avoir un boycott des supporters mais aussi des téléspectateurs, c’est une première et c’est réellement intéressant. Le principe du boycott, c’est que des individus ciblent non seulement, en l’occurrence, le Qatar ou un événement tel que la Coupe du monde, mais qu’ils ciblent aussi leurs proches, leurs pairs, et qu’ils vont leur dire « ce que vous faites est complètement immoral ». Tu changes de cible, elle devient d’autres personnes que tu vas essayer de persuader.

« Changer le statut du spectateur en acteur, et changer ceux qui refusent le boycott en cible. »

C’est quelque chose de très moral, qui ressort de ce qu’on appelle en anglais le « name and shame », pointer du doigt. C’est changer le statut du spectateur en acteur, et changer ceux qui refusent le boycott en cible. Un très bon exemple est la campagne BDS en Palestine : le groupe Radiohead qui a une notoriété très progressiste sur la question climatique et des droits humains. Il devait aller jouer en Israël et est devenu la cible d’une campagne les appelant à ne pas y aller, avec des drapeaux palestiniens tout au long de leur tournée européenne, des lettres ouvertes les appelant à ne pas venir jouer. Ils l’ont très mal vécu et n’ont pas compris pourquoi ils devenaient une cible.

C’est ça le principe du boycott : des personnes qui sont possiblement des alliées vont devenir temporairement la cible, pour essayer de les faire bouger.


Les marques commerciales qui sponsorisent les événements sportifs ou qui achètent des espaces publicitaires pendant ceux-ci, ainsi que les Etats qui mènent des actions de soft power, peuvent-ils être affectés par des menaces de boycott ?

C’est l’objectif recherché, oui. C’est un peu tard pour espérer changer quoi que ce soit sur cette Coupe du monde, mais on peut espérer que ça crée un précédent. La FIFA est tellement corrompue que je n’imagine pas que ça change quelque chose dans les règles d’attribution, mais les Etats peuvent se tire qu’il y a un coût réputationnel tellement élevé qu’il vaut mieux éviter.

Il faut forcir le trait pour créer un dilemme moral. Le boycott se situe sur le terrain moral, pas sur le terrain politique. L’injustice est telle que n’importe quelle forme d’adhésion, y compris passive comme celle d’un spectateur, est inacceptable. La FIFA doit être attaquée au portefeuille, qu’elle se rende compte qu’elle a beaucoup plus à perdre qu’a gagner et qu’il n’est plus possible de continuer comme ça.

Ce n’est pas la première fois, ni sans doute la dernière, qu’une compétition sportive internationale crée une polémique pareille. Les JO d’été de Pékin en 2008 et d’hiver en 2022, ceux de Sotchi en 2014, et il y a plus longtemps ceux de Montréal en 1976, de Moscou en 1980 ou de Los Angeles en 1984 ainsi que la Coupe du monde 1978 en Argentine l’avaient été pour des raisons diverses. Mais le Qatar semble combiner plusieurs facteurs : corruption, scandale climatique et violation des droits humains… Cette accumulation de facteurs explique-t-elle une mobilisation plus importante ?

Un chercheur égyptien disait que le chiffre de 6500 morts au Qatar a été monté en épingle, mais que c’était sur la durée depuis l’attribution de la Coupe du monde en 2010 et que ce n’était pas que sur les chantiers de construction. On pointe du doigt le Qatar alors que ce n’est pas une exception. C’est juste la logique de ces événements poussée à l’extrême.

« En 2024, des milliers de jeunes bénévoles vont travailler gratuitement en échange d’une carte de transport et d’un sandwich le midi. »

On le voit avec les JO 2024 à Paris, le principe c’est de créer à chaque fois un régime d’exception. On peut s’affranchir de certaines normes et aussi d’utiliser des milliers de jeunes comme bénévoles, qui vont travailler gratuitement en échange d’une carte de transport et d’un sandwich le midi. Dans le cas du Qatar, on cumule tout ça et on le pousse à l’extrême. En plus dans un pays qui n’a pas de culture de foot, où on ne peut se rendre qu’en avion, où les infrastructures hôtelières sont tellement restreintes qu’il y aura des trajets en avion pour aller de l’hôtel au stade. Interrogeons ces événements-là, et pas que celui-ci en particulier.

Aujourd’hui, à la différence des boycotts précédents, il y a les réseaux sociaux, on peut s’interpeller facilement. Ça crée un débat dans et au-delà de la communauté des amateurs de foot, et il faut espérer que ça se poursuive.

L’action de 350.org, dont tu fais partie de l’équipe, consiste à bloquer les projets d’exploitation de combustibles fossiles en privant l’industrie de financements. Est-ce que ce mode d’action est efficace, et pourrait-il être utilisés dans d’autres secteurs que l’énergie ?

On pourrait avoir des actions au-delà du boycott de la compétition, pour cibler les marques partenaires. Nous on ne s’attaque pas qu’à Total, mais aussi à la BNP qui finance Total. On fait des actions devant leur siège. Mais ce sont des campagnes de longue date. Alors que là, pour le Qatar, c’est un peu épidermique. Il faudrait des collectifs pour structurer ça sur le long terme et mettre en place des organisations souples pour porter ça au-delà de la question du Qatar. Il y a un système, une logique : les grandes entreprises utilisent ces événements-là pour verdir leur image, apparaître cool, et ce n’est plus acceptable.


« Les amateurs de foot ne choisissent pas où a lieu la Coupe du monde. »

La question du boycott ne touche évidemment pas que le sport. Elle se pose aussi à l’intérieur des mouvements activistes, notamment pour la participation aux COP (conférences des parties) sur le climat qui se tiennent chaque année à l’automne. La COP 27 a lieu en Egypte, à Charm el-Cheikh. Or le gouvernement égyptien est très loin d’être exemplaire…

Bien sûr. Il y a même eu des appels au boycott, certaines organisations égyptiennes ou des personnalités comme Naomi Klein ont appelé au boycott. La différence dans le cadre de la Coupe du monde au Qatar, c’est qu’on est dans le loisir pur. Dans le cadre de la COP, c’est sensé régler un problème. La question se pose autrement. On a décidé d’y aller, y compris pour poser la question des droits humains en Egypte et utiliser le fait que les projecteurs sont braqués en Egypte pour poser les questions qui fâchent.

Le mouvement climat ne choisit pas, en fait. Ce n’est pas nous qui choisissons où ont lieu les COP, et on n’a pas d’espace propre de coordination. On a décidé d’utiliser les COP comme un des lieux où on se rassemble pour échanger sur notre stratégie et nos campagnes.

Les amateurs de foot, c’est pareil, ce ne sont pas eux qui choisissent où a lieu la Coupe du monde. Mais il y a peut-être moyen de choisir la manière dont on veut être spectateur de ce sport, voir des matchs des divisions inférieures, il y a aussi une CAN alternative des quartiers… Ce sont des choses à petite échelle, mais il serait possible d’interpeller les instances, et s’attaquer à la corruption qui est constitutive de ce que sont la FIFA et l’UEFA.

L’urgence climatique, tout à fait réelle et d’une ampleur bien plus importante qu’annoncé, va nous imposer de tout remettre à plat au plus vite. La question des déplacements internationaux commence à être sensible. On l’a vu cet été avec le suivi des jets privés et les déplacements des équipes de foot sur des distances parfois très courtes. Le maillage de l’Europe en transport terrestre permettrait-il de faire autrement ?

L’interpellation des militants de Just Stop Oil qui ont déversé de la soupe sur un tableau de Van Gogh, c’est qu’est-ce qui le plus important, l’art ou la vie ? se pose aussi sur le foot. Soit on s’inscrit sur une trajectoire de sobriété, et les compétitions nationales et internationales ne seront plus les mêmes, les salaires non plus, soit on ne fait rien et on sera rattrapé par la réalité et on subira le fait qu’on ne pourra plus jouer au foot parce qu’il fera trop chaud, parce que ce sera dangereux pour la santé…

« Le poste principal des émissions de gaz à effet de serre, c’est le déplacement des supporters, pas des équipes. »

La tendance est de créer de plus en plus de compétitions car le marché du foot est mondialisé. Il faut aller à l’encontre de ça. Quand le volcan islandais était entré en éruption et que plein de vols avaient été annulés, le FC Barcelone devait aller jouer à Milan. Les joueurs y étaient allés en bus, ils avaient perdu et les joueurs avaient dit que c’était parce qu’ils étaient trop fatigués par le voyage.

S’il faut réduire drastiquement le transport aérien, le premier poste de réduction c’est le loisir, c’est ce genre de compétition internationale. Et la Ligue des Champions n’existera plus. Ou alors réorganiser le calendrier pour regrouper les compétitions dans le temps et dans l’espace. Sachant que le poste principal des émissions de gaz à effet de serre, c’est le déplacement des supporters, pas des équipes. Là aussi, il y aurait quelque chose à accepter, que les spectateurs se déplacent moins. Comme le foot est mondialisé, quelle que soit la ville dans laquelle une équipe se déplace, il y a une base de supporters suffisamment importante pour que l’équipe soit encouragée par des locaux.


Ce que tu dis, c’est que tout n’est pas à jeter, mais on ne peut pas continuer dans les conditions actuelles, et il faut avoir une réflexion sur comment on fait à partir de maintenant, remettre à plat les organisations…

Tout n’est pas à jeter, mais ce sera radicalement différent. Cette fuite en avant financière, l’évasion fiscale, le mode de vie d’ultra-riches des footballeurs, ce n’est plus possible. Eux sont le dernier maillon de la chaîne puisque avant il y a des entreprises qui financent ça, mais ce n’est pas possible de continuer comme ça.

J’en reviens à Radiohead, ils avaient dans les années 2000 fait faire une étude sur l’impact de leurs tournées sur le réchauffement climatique. Le poste principal n’était pas leur déplacement à eux, mais celui des spectateurs. Et ils ont décidé, après avoir tourné pendant des années dans des petites salles, de retourner dans de grandes salles ou des stades dans des espaces urbains, pour que les spectateurs puissent prendre des transports en commun.

Les clubs de foot devraient arrêter d’aider financièrement leurs supporters dans leurs déplacements, mais pourraient offrir des places à leurs supporters locaux là où ils vont jouer.

pour finir...

Nicolas Haeringer publie régulièrement des articles sur son blog de Mediapart. Vous pouvez aussi le retrouver sur Reporterre. Il a aussi contribué à des livres au sein d’Attac, et en a traduit d’autres.

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