Les premiers Bleus : François-Marie Barat, Felix Julien et Louis Tessier

Publié le 5 janvier 2024 - Pierre Cazal

A partir de 1909, l’équipe de France n’est plus composée par l’USFSA, qui a démissionné sur un coup de tête de la FIFA, se privant ainsi de tout contact international officiel. Pire, une autre fédération a pris sa place, le CFI, engendrant une nouvelle génération d’internationaux.

Cet article fait partie de la série Les premiers Bleus
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Il faut savoir que le football français était alors très divisé, et que si l’USFSA (Union des sociétés françaises des sports athlétiques), créée en 1887, et fondatrice de la FIFA, jouait le rôle majeur, des fédérations mineures n’en coexistaient pas moins et s’étaient regroupées au sein d’une superstructure concurrente, le CFI (Comité français interfédéral). Et il faut savoir également que la FIFA ne reconnaissait qu’une seule et unique fédération par pays, donc initialement l’USFSA, bien sûr, et pas du tout le CFI, qui végétait dans l’indifférence totale des médias.

De sorte que, quand le CFI s’est trouvé finalement écarté de la participation aux Jeux olympiques de 1908, malgré de nombreuses ouvertures préalables pour coordonner ses forces avec celles de l’USFSA et gagner de la visibilité dans un esprit de concorde, il a décidé d’abattre une carte majeure en candidatant auprès de la FIFA pour occuper seul la place vacante… au grand dam de l’USFSA qui ne pouvait plus faire machine arrière !

Corollaire : les « premiers Bleus » dont il a été traité dans la présente série d’articles sont désormais écartés de la sélection, et les noms des onze joueurs qui s’alignent en 1909 pour affronter les adversaires déjà habituels que sont la Belgique (sixième match depuis 1904) et l’Angleterre (troisième confrontation depuis 1906) sont quasiment inconnus du public : ce sont tous des néophytes. Une nouvelle équipe de France naît, celle du CFI, comme l’ancienne, celle de l’USFSA, était née en 1904.

Le CFI ne compte alors que sur de bien faibles forces : celle des clubs affiliés à la FGSPF, fédération des patronages catholiques français, des clubs de paroisse et celle des clubs de la minuscule FCAF, originellement une fédération cycliste en bisbille avec la toute puissante UVF (Union vélocipédique), devenue omnisports et par là-même pratiquant le football. Toutes deux ont des championnats, bien plus modestes que celui de l’USFSA, qui est bien plus développée dans les provinces. Mais le CFI ne se dérobe pas ; il monte son équipe de France, bien décidée à ne pas se ridiculiser, comme on peut le craindre et comme l’USFSA le souhaite in petto.

Le grand renouvellement

Et ce ne sera pas le cas ! Certes, l’équipe du CFI (qui se distingue par son maillot rayé) perd (Belgique 2-5 et Angleterre 0-11), mais pas sur des scores plus amples que celle de l’USFSA, qui a déjà concédé 15 puis 12 buts aux Anglais sans en rendre un seul non plus ; on peut s’en étonner, mais la raison en est que le niveau du football estampillé USFSA était si faible qu’il était difficile de faire pire ! Le CFI, quoique inexpérimenté, ne descend pas en dessous du niveau… zéro, voilà tout !

Le niveau zéro, c’est le « dribbling game », à savoir chacun porte le ballon jusqu’à ce qu’il le perde, ne le passe que contraint à un équipier proche, et puis s’arrête sans songer à se démarquer ; les avants ne se replient pas, les arrières et même les demis s’arrêtent à la ligne médiane ou un peu au-delà, il n’y a ni pressing ni couverture mutuelle, le placement sur le terrain est anarchique, tout est improvisé. La moitié des passes va à l’adversaire et les contrôles de balle sont approximatifs : le tarif, c’est au moins dix buts d’écart avec les Anglais et les Danois, qui sont alors les meilleurs (les deux finales olympiques, celles de 1908 et 1912, les mettent aux prises).

Des inconnus qui n’auraient jamais dû être internationaux

Pendant deux années, 1909 et 1910, le CFI ne peut compter que sur les modestes joueurs issus de la FGSPF (17) et de la FCAF (7). Puis, en 1911, il recevra des renforts, car des dissensions apparaîtront dans les rangs de l’USFSA, et, fin 1912, c’est l’USFSA qui acceptera d’affilier sa section football au CFI, actant ainsi sa défaite par une reddition sans conditions. A partir du début de l’année 1913, on peut considérer qu’enfin le football français sera unifié et que son équipe nationale comprendra les meilleurs éléments… dont les joueurs des patronages et de la FCAF se trouvèrent progressivement exclus ! Mais c’était quand même l‘équipe du CFI, quoique composée avec les joueurs de l’USFSA…

Les joueurs de 1909 et 1910 sont demeurés presque des inconnus, bien peu d’entre eux ont continué à être sélectionnés à partir de 1911, et ceux qui l’ont été ne l’ont été que fort peu ; en vérité, si l’USFSA n’avait pas commis l’erreur (fatale pour elle) de démissionner de la FIFA sans en peser les conséquences, jamais ces joueurs, à une ou deux exceptions près, n’auraient connu l’honneur de revêtir le maillot national. Ils n’en méritent pas moins qu’on les sorte quelque peu de l’oubli… dans la mesure où c’est possible !

L’AS Bon Conseil le 20 janvier 1907. Felix Julien est le 4e accroupi en partant de la gauche. François-Marie Barat est debout, le 3e en partant de la gauche. (photo Agence Rol, BNF Gallica


Cet article va donc se focaliser sur un trio de joueurs issus d’un même patronage, celui de l’AS Bon Conseil, club de la paroisse de Notre-Dame de Bon Conseil, dans le 7e arrondissement de Paris. Rien que la tâche d’identifier leurs prénoms a relevé quasiment des travaux d’Hercule, tant les archives fédérales et leurs annuaires étaient muettes à l’égard de ces joueurs, annuaires il est vrai composés à partir de 1920 seulement, quand le CFI avait été aboli pour être remplacé par l’actuelle FFF, et totalement défectueux pour ce qui était antérieur.

Une lettre de Jacques Meilland datée de 1991

Pour être franc, je n’y serais jamais parvenu sans l’aide de l’ex-président du club, Jacques Meilland, qui avait bien voulu éclairer ma lanterne dans une lettre datant de 1991 ! Dans cette lettre, dont je citerai les éléments essentiels, il m’avait donné les informations qui m’ont permis, mais seulement des années plus tard, c’est-à-dire quand les archives d’état-civil et militaires ont été numérisées et mises en ligne, d’identifier les joueurs parmi leurs homonymes. Car des Barat, des Julien et des Tessier, il y en a bien plus qu’on ne pourrait a priori le croire, et il faut faire le tri.

En voici le résultat : François-Marie Barat, Felix Julien et Louis Tessier. Les deux premiers n’ont joué que les deux matchs de 1909 (Belgique et Angleterre), et le dernier a joué les cinq matchs de la période FGSPF + FCAF, soit les trois matchs de 1910 en plus (Belgique et Angleterre encore, plus Italie).

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Louis Tessier, menuisier de Compiègne

Commençons par Louis Tessier, dont le cas est plus simple : dans sa lettre, Jacques Meilland précise qu’il était menuisier et s’était établi à Compiègne. Muni d’une telle information, il n’est pas difficile de repérer parmi tous les Tessier figurant sur les registres militaires parisiens Louis Pierre François Tessier, né le 27 juin 1889 et qui résidait dans le 7e arrondissement de Paris, qu’il a quitté en 1920 pour s’établir à Compiègne et qui y est d’ailleurs décédé, le 5 mai 1969. Enfin, sa fiche militaire précise qu’il était menuisier. De plus, l’hebdomadaire Les Jeunes du 15 mai 1921, chroniquant un match de vétérans opposant ceux du Patronage Olier à ceux de Bon Conseil mentionne comme gardien de but Tessier, 32 ans.

  • L’Auto du 4 avril 1910 (BNF, Gallica)

32 ans en 1921, cela situe la naissance en 1889, tout colle. Tessier, 1,79 m (soit l’équivalent d’1,90 m aujourd’hui compte tenu de l’accroissement de la taille moyenne dû à l’alimentation) était un excellent gardien ; L’Auto signale en 1909 contre la Belgique que : « le goal Tessier se distingue particulièrement en arrêtant avec sûreté et en mettant en corner des ballons presqu’imparables » ; même en 1921, il est encore capable « d’arrêter des bons shots que tout le monde votait dans les filets ». C’est un véritable leader, comme le prouvent ses citations militaires lors de la Guerre de 14-18 : « sous-officier d’une énergie et d’une bravoure légendaires » ; « ascendant considérable sur la troupe ». Il aura la Croix de Guerre, puis se verra décerner la Légion d’Honneur. Il est absolument certain que Tessier est pour beaucoup dans le fait que les scores n’aient pas été plus lourds pour l’équipe du CFI.

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Les frères Barat, de l’avenue de Ségur

Venons-en à Barat. Jacques Meilland se souvient qu’ils étaient deux frères, dont l’un s’appelait Elie, et qu’ils habitaient avenue de Ségur. C’est peu, mais bien suffisant pour les identifier. Il est facile de trouver la trace d’Elie Barat, qui habite bien avenue de Ségur (7e), et, grâce au nom de jeune fille de sa mère, qui est toujours précisé, de trouver son frère dans la liste des autres Barat. Il s’agit de François-Marie Barat, né le 10 février 1889 à Saint-Brisson, dans la Nièvre comme son frère, habitant également rue de Ségur. On apprend également sur ces fiches que les frères Barat sont menuisiers, et que François-Marie est même allé s’établir à Compiègne entre 1923 et 1926, sans doute pour travailler avec son ami Tessier.

Sur L’Auto, les frères sont différenciés par des initiales, E et M. Ce qui semble impliquer que François Marie était communément appelé Marie tout court, et qui peut surprendre aujourd’hui mais moins alors, dans une institution catholique et dans une France plus religieuse : on trouve en effet Marie Barat, en toutes lettres, en 1905. L’Auto le qualifie ainsi : « Barat ne perd jamais son sang-froid, c’est un bon dribbleur, précieux également dans l’attaque. Il a joué il y a deux ans dans l’équipe de la FGSPF. » Car en 1907, la FGSPF avait monté sa sélection et l’avait opposée à une modeste équipe amateur anglaise, les North London Amateurs, gagnant 4-3, ce qui prouve bien la faiblesse de l’adversaire ! On peut relever le commentaire suivant, lors d’un match de l’ASBC : « deux joueurs ressortent avec plus de valeur, c’est Julien qui fait toute l’attaque et Barat qui fait toute la défense. » Car Barat (1,67 m) est demi-aile, mais peut jouer également à l’arrière.

En 1921, à propos du match de vétérans précité, on relève dans la présentation des équipes, Barat, 32 ans, ex-international 1908 Belgique, Angleterre. C’est 1909, mais peu importe, car comme pour Tessier, 32 ans en 1921, induit une naissance en 1889 qui colle avec notre identification. De plus, le commentaire du match souligne que « Barat , ex-international, fit comme demi une partie vraiment excellente, ses multiples blessures de guerre étant pour lui un gros handicap. » Effectivement, en consultant sa fiche militaire, on constate que Barat a été sévèrement blessé en juin 1915 par des éclats d’obus : côtes cassées, plaie pénétrante et large cicatrice à la poitrine. Il est décédé le 16 mai 1956.

  • L’Auto du 16 mai 1910 (BNF, Gallica)

Felix Julien, gravement blessé à la bataille de Belgique

Reste le cas de Felix Julien, sur lequel Jacques Meilland, octogénaire en 1991, s’étend le plus, parce qu’il l’a côtoyé au cours de son adolescence à l’AS Bon Conseil. Voici ce qu’il écrivait : « Felix était un Lozérien dont la famille était venue se fixer à Paris au début de ce siècle (…) . Il avait un tempérament de chef de bande. Mobilisé dès les premiers jours, il a été très gravement blessé au cours de la bataille de Belgique. Il s’en est tiré, mais les séquelles ont sûrement abrégé ses jours (…) Felix est effectivement né en 1884 et nous a quittés en 1938. »

Je dispose encore de quatre autres sources, issues de la revue Les Jeunes. La première : le 19 septembre 1908, Charles Simon, secrétaire du CFI, communique à l’USFSA, qui à ce moment-là paraît encore disposée à mixer dans l’équipe destinée à jouer à Londres le tournoi olympique, le nom de plusieurs joueurs, avec leur date de naissance. Felix Julien est du nombre et la date est : 20 août 1884. La seconde est précieuse : en janvier 1915, Julien est signalé grand blessé (à la poitrine) et il appartenait au 69e régiment de ligne, ce qui corrobore ce que rapportait Jacques Meilland.

Enfin, la troisième a déjà servi pour Tessier et Barat : il s’agit du match de vétérans de 1921, où il est écrit : Felix Julien, 37 ans. Et là encore, 1921 moins 37 donne bien 1884. Quant à la quatrième, elle est capitale, comme on le verra : elle concerne son mariage, que Jacques Meilland connaissait et situait peu avant la Guerre : on en trouve l’annonce, pour le 8 avril 1913 à Lorient, en l’église Saint-Louis, avec une demoiselle Jeanne Mercier.

Mais la consultation des registres militaires parisiens soulève un problème. En effet, deux Felix Julien y sont référencés, nés tous deux en 1884 et qui pourraient correspondre. Lequel est le bon ? La plupart des sites (curieusement) optent pour un Felix Julien né le 7 décembre 1884 à Essonnes, et décédé dans l’Argonne le 1er mars 1915. Sauf que… comment voulez-vous qu’un homme mort au front en 1915 puisse jouer dans l’équipe de vétérans de l’AS Bon Conseil en mai 1921 ? Rien ne colle avec le témoignage de Jacques Meilland.

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Décès à Lorient en 1936

Reste le second, Félix Jean-Baptiste : il est né le 20 juillet 1884 (et pas le 20 août) à Paris (et pas en Lozère) ; il est blessé le 20 novembre 1914, par balle dans la poitrine, également, mais servait dans le 70e d’Infanterie, et non le 69e ; par contre il y survit, et l’Armée conserve sa trace jusqu’en juin 1936, où il est rayé des cadres de la réserve pour un problème à l’intestin, qui peut avoir révélé quelque chose d’assez grave pour expliquer un décès en 1938. Alors, est-ce lui ?

La réponse vient de la consultation de l’acte de naissance de Felix Jean-Baptiste. Il est né à Paris, certes, mais son père, Augustin, était né à Chanac en Lozère ; et puis surtout, il y a une mention marginale de mariage, en 1913, avec Jeanne Mercier à Lorient ! C’est donc bien notre homme, cette fois-ci, et il faut donc, une fois de plus rectifier tous les sites et tous les livres ! Felix Jean Baptiste Julien, 1,70 m, architecte, était bien le leader d’attaque de l’AS Bon Conseil et le double international de 1909. Je dispose en outre d’une date de décès, et surtout d’un lieu de décès : le 12 octobre 1936 (et pas 1938, mais se souvenir de la date exacte, plus de cinquante ans après…) à Lorient, justement. Il faut croire que, très malade, Felix Julien avait été emmené par sa femme dans son Morbihan natal, au bon air marin… en vain.

Au terme de cette longue et minutieuse enquête, qui a nécessité de croiser beaucoup de sources, l’identité de trois des moins connus des Bleus d’antan, ceux de ces humbles patronages dont le but n’était absolument pas la compétition et encore moins l’argent, mais la formation morale et l’esprit d’équipe, a pu être établie avec une totale certitude, ce qui tenait il y a quelques années encore pour pure gageure !

Les deux matchs de François-Marie Barat et Felix Julien avec l’équipe de France

Sel.GenreDateLieuAdversaireScoreTps JeuNotes
1 Amical 09/05/1909 Bruxelles Belgique 2-5 90
2 Amical 22/05/1909 Gentilly Angleterre 0-11 90

Les cinq matchs de Louis Tessier avec l’équipe de France

Sel.GenreDateLieuAdversaireScoreTps JeuNotes
1 Amical 09/05/1909 Bruxelles Belgique 2-5 90
2 Amical 22/05/1909 Gentilly Angleterre 0-11 90
3 Amical 03/04/1910 Gentilly Belgique 0-4 90
4 Amical 16/04/1910 Brighton Angleterre 1-10 90
5 Amical 15/05/1910 Milan Italie 2-6 90

Entre 1904 et 1919, 128 internationaux ont porté au moins une fois le maillot de l’équipe de France. Si leur carrière internationale est la plupart du temps anecdotique, leur vie est souvent romanesque.

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