L’analyse tactique des France-Angleterre 1921 et 1931

Publié le 14 novembre 2022 - Pierre Cazal

Comment interpréter les deux premières victoires de l’équipe de France face à l’Angleterre, celle du 5 mai 1921 (2-1) et celle du 14 mai 1931 (5-2) ? En voici une analyse tactique, à partir de la presse et des témoignages de l’époque.

6 minutes de lecture

Aujourd’hui, si l’équipe d’Angleterre est un adversaire de valeur, elle est à la portée de l’équipe de France : depuis 20 ans, les Bleus ont gagné 3 fois (2004, 2008 et 2017), fait match nul en 2012, et perdu seulement en 2015, et encore, dans le contexte des attentats du Bataclan. Par contre, la victoire passait inenvisageable avant 1920, avec des scores humiliants, et bien qu’il ne s’agisse que de l’équipe amateur anglaise (0-15, 0-12…un chapitre du livre y est consacré) et quasi systématique encore avant 1940, avec des scores de 0-6, 1-5, contre des équipes anglaises devenues entièrement professionnelles…

Deux exceptions pourtant, deux victoires, en 1921 (2-1) et en 1931 (5-2). Examinons donc comment peuvent s’expliquer ces « miracles », d’un point de vue tactique.

Lire l’article de Matthieu Delahais 5 mai 1921 : pour la première fois, la France bat l’Angleterre

En 1921, c’est toujours son équipe amateur (donc plus faible que l’équipe professionnelle : il y eut une confrontation entre les deux équipes, la professionnelle, et l’amateur, en octobre 1913, et le score fut révélateur du gouffre les séparant : 7-2 !) que l’Angleterre délègue, contre une équipe française elle aussi amateur. Ayant gagné 5-0 en 1920, les Anglais ne s’attendaient pas à être battus, et pourtant ils le furent. L’analyse du match montre que, si, en première mi-temps, les deux équipes ont produit du jeu offensif (7 tirs français, dont 3 cadrés, 5 aux Anglais, dont 2 cadrés), elles se sont neutralisées.

En 1921, les descentes sur les ailes de Devaquez et Dubly épuisent les Anglais

Par contre, les Anglais se sont écroulés en seconde mi-temps devant les coups de boutoir des Bleus (quatre tirs français pour seulement deux anglais), dont le jeu se concentrait sur les ailes, avec ce qu’on appelait des « descentes » à l’époque, de Jules Devaquez et Raymond Dubly sprintant dans leurs couloirs, intenables. La défense française était animée par le costaud Lucien Gamblin, mais aussi par des demi-ailes François Hugues et Philippe Bonnardel, qui prirent le dessus sur les ailiers anglais (rappelons que dans le système du 2-3-5, pratiqué par les deux équipes, et d’ailleurs par toutes les équipes du monde, les demi-ailes occupaient les couloirs et marquaient donc les ailiers adverses).

Henri Bard, inter gauche, fut le héros du match : « Il a été tour à tour dans l’attaque et dans la défense, il a aidé nos demis dans leur tâche et réparti sur toute la ligne d’avants la besogna avec habileté ». Ce qui peut paraître évident aujourd’hui… mais ne l’était nullement alors, où les défenseurs défendaient et les attaquants (cinq, en ligne, comme au rugby) attaquaient, sans se replier ni participer à la défense, attendant en général que le ballon leur soit servi !

L’Auto du 6 mai 1921 (via BNF Gallica)

Voici les héros de ce match joué le 5 mai 1921 (car cette victoire déclencha un enthousiasme déraisonné, certains n’hésitèrent pas à écrire que Napoléon avait été vengé, un siècle tout juste après la mort de l’Empereur !) :
Cottenet – Vanco, Gamblin – Hugues, Jourda, Bonnardel – Devaquez, Boyer, P Nicolas, Bard, Dubly.
Coleman – Patne, Bower – Read, Cox, Spiller – Partridge, Prince, E Farnfield, Wise, Grant.
Buts : 1-0 Devaquez (6), 1-1 Farnfield (9), 2-1 Boyer (67).

Dix ans plus tard, le niveau amateur anglais a chuté, la FA aligne les pros

Le 14 mai 1931, c’est une équipe formée cette fois-ci de professionnels qui affronte une équipe française toujours formée d’amateurs (« marrons », comme on disait), parce que le professionnalisme n’avait pas encore été institué chez nous (mais c’était imminent).

Le niveau du football amateur avait tellement baissé, outre-Manche, parce que les meilleurs passaient désormais tous pros alors que ce n’était pas le cas avant 1914, que la Fédération anglaise, la FA, s’était décidée à aligner des pros contre les équipes continentales aussi. Et plus seulement contre les autres équipes britanniques, à l’occasion du British Home Championship, une compétition sacrée en Grande-Bretagne, bien plus que la Coupe du monde, par exemple, que les Britanniques dédaignaient alors.

L’Echo des Sports du 15 mai 1931 (via BNF Gallica)

Autant dire qu’avec leurs pros les Anglais ne s’attendaient pas à prendre 5 buts des Bleus ! Le très sérieux Times décrivit la stupéfaction des Anglais après le match en ces termes : « The pupils of the other days turned the tables on their masters », ce qui signifie : les élèves d’autrefois ont renversé les tables sur leurs maîtres !

L’équipe française était composée de Thépot – Capelle, Mattler – Finot, Kaucsar, Hornus – Liberati, Delfour, Mercier, Laurent, Langiller (7 d’entre eux ont joué la Coupe du Monde à Montevideo, d’où une grande cohésion) ; elle jouait toujours le 2-3-5, ou plutôt le 2-3-2-3, car les deux inters décrochent maintenant de la ligne d’attaque.

Rappelons, pour les moins de 60 ans, qui n’ont pas connu cette situation, que l’attaque a longtemps compté 5 membres, groupés autour du « centre-forward », l’avant-centre, qui méritait bien cette appellation, car il évoluait en effet au centre. Il était entouré, à gauche et à droite, d’un « inside forward », ou intérieur - inter en français, et d’un « outside forward » ou « winger », appelé ailier en français.

Efficacité française maximale : 4 tirs, 3 buts !

L’Angleterre, qui persiste à sous-estimer les Français, aligne certes 11 pros, mais l’un d’eux ne joue qu’en troisième division (Graham, qui se montrera pourtant le meilleur du lot !) et 3 autres sont, comme lui, des débutants (Turner, Tate, Waring), encadrés par quelques joueurs chevronnés, comme Blenkinsop ou Crooks. Bien que le WM soit joué en Angleterre –mais pas par tous les clubs-, la sélection des « Three roses » joue elle aussi l’antique 2-3-5, pour quelques années encore.

Elle comprend : Turner – Cooper, Blenkinsop – Strange, Graham, Tate – Crooks, Stephenson, Waring, Burgess, Houghton.

Buts : 0-1 Crooks (10) 1-1 Laurent (15) 2-1 Mercier (18) 3-1 Langiller (29) 4-1 Delfour (57) 4-2 Waring (71) 5-2 Mercier (76)

On constate que les Bleus, déchaînés, ont bénéficié d’un maximum d’efficacité en 1ère mi-temps (4 tirs, 3 buts !) tandis que la domination anglaise, quasi constante, n’a pas donné les effets attendus, soit en raison des arrêts de Thépot (8 en tout), de la malchance (2 tirs anglais sur la barre transversale) et d’une certaine maladresse, due à la précipitation. Quand on regarde la façon dont ont été inscrits les buts français, on s’aperçoit que 4 sur 5 proviennent de centres, délivrés par un Liberati intenable ou par Langiller, ce qui correspond à une tactique basique.

L’Auto du 15 mai 1931 (via BNF Gallica)

Dans l’Echo des Sports, le journaliste Maurice Pefferkorn (un vieux de la vieille, qui avait été avant-centre au Paris Star en 1900) qualifie ainsi le style des Bleus : « Une sorte d’inspiration qui déclenche des offensives brusques, incisives, opère des renversements de jeu, engendre des improvisations qui déroutèrent l’adversaire. » On relève aussi que « Nous pouvons nier qu’il existe une tactique qui caractérise le jeu français, puisque les meilleures actions sont la plupart du temps provoquées par des incidents imprévus. Les contre-offensives sont beaucoup plus productives que les attaques classiques. Le classicisme n’est pas de notre côté », ce qui revient à dire que le classicisme est du côté anglais.

L’intensité contre la dentelle

Qu’en déduire ? Le 2-3-5 « classique » repose sur un jeu de passes, ce que les Anglais appellent « pattern-weaving », ou dentelle, plus péjorativement, élaboré relativement lentement, sans à-coups, méthodiquement. Les Bleus, eux, misent sur l’intensité et la vitesse (ce qui est moderne), sans réelle construction (ce qui l’est moins !). Ils balancent les balles aux ailes, les ailiers se lancent dans des sprints échevelés et centrent devant les buts. C’est un jeu désordonné, qui exploite à fond les balles grappillées sur des interceptions, mais vitaminé, et il n’a pas varié ! Les Anglais, au jeu plus rationnel, plus géométrique, sont donc bousculés, et les mêmes causes entraînent les mêmes effets, en 1931 comme en 1921.

Le Miroir des Sports du 19 mai 1931 (via BNF Gallica)

Pourquoi est-ce que cette manière de jouer (on ne peut pas parler de tactique, puisque rien n’est calculé, tout est improvisé, en réaction), que n’apprécient pas les Anglais, ne fonctionne-t-elle qu’exceptionnellement, comme le prouve le palmarès (en 1929 les Anglais avaient gagné aisément 4-1) ?

Parce qu’il faut deux conditions pour qu’elle marche à plein : la première, c’est que l’adversaire soit moins déterminé que les Français, pas prêt à un combat, et peu réactif. Ce fut le cas en 1921 et en 1931 : Houghton, le capitaine anglais, expliqua : « Nous ne pensions pas que les Français étaient si redoutables ». En clair, ils nous avaient sous-estimés et étaient venus en touristes à Paris ! La seconde, c’est que l’équipe de France, qui nourrissait alors un gros complexe d’infériorité par rapport aux Anglais, parvienne à prendre confiance. Cette dimension psychologique est souvent capitale dans un match, et compense l’absence de travail tactique préalable, comme ce fut le cas en 1921 et en 1931.

En 1921, les Bleus sont parvenus à la mi-temps sur un score de parité inattendu. Jusque-là, ils avaient toujours été menés au score à la pause, et n’avaient jamais pu marquer un seul but aux Anglais ; or, là, ils avaient ouvert le score ! Plus les minutes passaient, en seconde mi-temps, plus ils voyaient que les Anglais ne parvenaient pas à imposer leur jeu, ce qui leur donna du moral et explique la fougue dont ils firent preuve pour gagner, alors que tant de fois, auparavant, les Bleus avaient baissé les bras, d’où des scores en inflation, jusqu’à 10 ou 15 buts…

En 1931, les Anglais avaient ouvert le score, ce qui aurait pu démoraliser l’équipe ; heureusement, l’égalisation vint rapidement, et même, les Bleus inscrivirent trois buts d’affilée en un quart d’heure ! Quoi de mieux pour donner confiance, d’autant que Liberati semblait dans une forme éblouissante et suppliciait son « mini » (1,55m) garde du corps, Tate, passant à tout coup ! A l’époque, on ne fermait pas le jeu, même quand on possédait une avance de trois buts, de sorte que les Français ont continué à jouer à cent à l’heure, par contre-attaques, ultra-motivés, sentant leurs adversaires déstabilisés, et à leur portée.

Il est à noter que l’équipe professionnelle d’Angleterre n’avait alors jamais pris cinq buts de la part d’une équipe continentale [1], et une seule fois de la part des Ecossais, en 1928. C’est dire l’exploit, obtenue par une équipe de France pas spécialement forte, qui accumulera les défaites par la suite… comme d’habitude à l’époque !

On en tirera la conclusion que, si un plan tactique est (en général !) une condition nécessaire au succès, elle n’est cependant pas suffisante. Le moral compte pour beaucoup, et si certains entraîneurs savent « regonfler » leurs troupes, c’est le plus souvent le déroulement du match qui donne à une équipe l’intuition qu’elle peut prendre le dessus, même sur une équipe supposée plus forte sur le papier.

Ce qui fut le cas en 1921 et en 1931 contre les Anglais.

pour finir...

Cet article est un bonus au livre de Pierre Cazal, Une histoire tactique des Bleus (éditions Spinelle, 2022).

Lire l’article Une histoire tactique des Bleus, ou apprendre à lire la partition et l’interview de Pierre Cazal Pierre Cazal : « le 3-4-3 se calque sur le WM, sans le marquage individuel »
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[1La suivante aura lieu en 1953, face à la Hongrie à Wembley, 3-6).

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