Lire l’interview Pierre Cazal : « le 3-4-3 se calque sur le WM, sans le marquage individuel »
Ceux parmi vous qui ont dans leur bibliothèque l’Intégrale de l’équipe de France, l’édition courte de 1992 ou celle, plus étoffée, de 1998, savent qu’elle contient des indications tactiques sur l’organisation de l’équipe de France au fil des âges, du 2-3-5 originel au 3-4-3 contemporain, avec des termes disparus comme inter ou demi et d’autres à la mode comme piston ou relayeur.
Sur la lancée de ses deux récents ouvrages (Sélectionneurs des Bleus et l’Epopée des Bleus à l’Euro, publiés chez Mareuil en 2020 et 2021), Pierre Cazal vient de sortir aux éditions Spinelle Une histoire tactique des Bleus. On y retrouve avec toujours autant de bonheur le style de conteur d’histoires bien présent dans ses très nombreuses contributions pour Chroniques bleues (une soixantaine, à retrouver ici), mais aussi un apport essentiel à l’histoire de l’équipe de France depuis 1904.
Après tout, le football se joue, à quelques détails près qui tiennent surtout à l’arbitrage et à l’utilisation des remplaçants, aujourd’hui comme il y a un siècle, à onze contre onze sur un terrain de dimensions données, en deux fois quarante-cinq minutes. Et pourtant, comment comparer l’équipe de France double championne du monde avec celle qui, dans les années 1920, collectionnait les vestes plutôt que les étoiles ?
De la figuration à la compétition
« Il est indéniable que, depuis qu’ils sont encadrés par des des sélectionneurs tactiquement compétents, les Bleus qui se bornaient auparavant à faire de la figuration parce qu’ils ne disposaient pas des lumières d’entraîneurs du calibre des Meisl, Pozzo ou Sebes, sont enfin devenus compétitifs, comme en témoignent les trophées qu’ils ont conquis sous les ordres des Hidalgo, Jacquet ou Deschamps… »
Avec comme toujours un grand souci pédagogique (on n’est pas enseignant pour rien !), Pierre Cazal repart des origines du jeu et prend soin d’expliquer les tout premiers schémas tactiques nés en Angleterre, et qui ressemblent à un lent rééquilibrage des lignes arrières aux dépens des avants : le 1-1-8 anglais de 1872 est immédiatement concurrencé par le 2-2-6 des Ecossais, puis le 2-3-5 de la fin du 19ème siècle. C’est à ce moment que le football se structure en France, d’abord au niveau des clubs, puis de la sélection en 1904.
Deux tactiques opposées lors du Belgique-France 1904
Le Belgique-France inaugural du 1er mai est raconté dans ses moindres détails, à partir du compte rendu publié par le sélectionneur Clément Robert-Guérin dans Les Sports Athlétiques. En cette époque lointaine sans images (quelques rares photos, et évidemment pas de vidéo), les archives de presse sont précieuses et Pierre Cazal en fait largement usage. Le match nul (3-3) reflète deux options tactiques opposées : « Les Français préfèrent combiner en passes courtes et passer par le centre, qui se trouve dégarni : car les Belges avaient anticipé le jeu d’attaque des Français, et demandé à leurs demis-ailes de marquer étroitement les ailiers français, en se tenant donc près des lignes de touche. »
La quarantaine de matchs analysés sont tous riches d’enseignements, indépendamment d’ailleurs de leur importance en terme de résultats (sachant qu’avant les années 1930, il n’y avait quasiment que des rencontres amicales). Un parti-pris semblable à celui de François da Rocha Carneiro dans son Histoire de France en crampons, qui prouve qu’il y a largement de quoi raconter dans les près de 900 rencontres disputées. Mais comment ne pas évoquer le France-Uruguay des JO de Paris en 1924, première confrontation avec une équipe sud-américaine, qui plus est la meilleure équipe du monde à l’époque ?
« C’est un football offensif qu’ils pratiquent, un football de possession, alternant les combinaisons de passes courtes (« cortita y al pié », la passe courte dans les pieds, et non dans la course, comme recommandé par les Anglais), destinées à épuiser l’adversaire, et de brusques accélérations, notamment de l’avant-centre Pedro Petrone, qui s’infiltre au sprint entre les deux arrières adverses, les crochète au besoin, et n’hésite pas à tirer de 20 à 30 mètres même, chose impensable pour l’école anglaise où le ballon doit être amené vers les 6 mètres avant de décocher un tir. »
Les Ecossais comme les pions d’un jeu d’échecs
L’histoire tactique des Bleus est aussi une histoire tactique tout court, comme quand Pierre Cazal décrit le France-Ecosse de 1930, disputé quelques semaines avant la première Coupe du monde. « Ce match est particulièrement instructif, et révélateur des tactiques intermédiaires qui se mettent en place, alors que le 2-3-5 est gagné par l’obsolescence, mais que le WM n’est pas encore pleinement accepté. » Une tactique hybride qui cherche à tirer profit du changement de règle du hors-jeu décidée en 1925 (deux joueurs adverses devaient se trouver entre l’attaquant et la ligne de but, au lieu de trois). Une stratégie qui rend admiratif Lucien Gamblin, l’ancien international devenu journaliste : « Placés sur le terrain comme les pions d’un jeu d’échecs qu’on déplace suivant les besoins, les pros d’Outre-Manche exécutent un football d’une telle pureté et d’une conception si géniale que parfois, nos joueurs paraissent être uniquement des obstacles placés en divers points. » Aujourd’hui, on parlerait de plots, mais l’idée est la même.
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L’Auto du 20 mai 1930 (BNF Gallica)
La première source vidéo consultée par l’auteur est le France-Italie des juin 1938, quart de finale de la Coupe du monde organisée dans l’Hexagone. Un document de 11 minutes lui permet de faire ce constat : « le système défensif français ne fonctionne pas, car son animation est défectueuse. Inutile de masser autant de défenseurs au centre, si aucun d’entre eux n’avance sur le porteur du ballon, et s’il n’existe aucune couverture mutuelle. » La France s’inclinera 1-3.
Passionnant dans son analyse des époques lointaines, le livre est aussi éclairant sur les périodes un peu plus récentes, comme par exemple celle de Stefan Kovacs en 1974 après une victoire en Pologne, alors une des cinq meilleures équipes du monde : « Je m’efforçai de mettre en place le dispositif tactique du bloc : tout le monde devait avancer ensemble et revenir ensemble. Lorsque les attaquants perdaient le ballon, ils devaient se transformer instantanément en défenseurs, au lieu de laisser derrière eux le champ libre à l‘adversaire. »
Une finale 2018 minutieusement préparée
Je vous laisse découvrir ce que Pierre Cazal retient de Séville en 1982, du double échec contre Israël et la Bulgarie à l’automne 1993 ou de la finale remportée face au Brésil en 1998. Et filons, pour terminer, jusqu’à l’autre finale remportée, celle de 2018. Un match, dit l’auteur avec raison, « dont la perception est brouillée par les coups de théâtre qui l’ont émaillé » (le but contre son camp de Mandzukic, la main de Perisic entraînant le pénalty de Griezmann ou le dribble manqué de Lloris sur le dernier but du match). Là, tout a été minutieusement préparé : « Plus rien n’est improvisé le travail tactique utilise la vidéo, les data fournis par les logiciels, et un montage vidéo est présenté aux joueurs. Le placement des joueurs sur les coups de pied arrêtés est affiché sur un tableau dans les vestiaires, de façon à ce que chacun puisse se remémorer ce qu’il doit faire et où il doit se placer. Enfin, Deschamps a instauré des réunions tactiques la veille des matches, réservées aux seuls onze titulaires, afin qu’ils puissent discuter entre eux et s’accorder sur la couverture mutuelle, les permutations. »
Car en définitive, même si ce sont les joueurs qui décident du sort d’une rencontre, c’est de plus en plus souvent le travail tactique en amont qui fait la différence et distingue le football d’un sport individuel : le talent et les capacités de chacun ne valent que s’ils sont mis au service du collectif.