Sélectionneurs des Bleus, les bonus (8/11) : un comité de sélection à 12 !

Publié le 15 décembre 2020 - Pierre Cazal

Pour former une équipe, il suffit de onze joueurs. Mais en décembre 1912, les fusions successives entre fédérations rivales aboutissent à un comité de sélection composé de 12 membres. Comment en est-on arrivé là ?

5 minutes de lecture

La formule du comité de sélection (CS) chargé de choisir les joueurs de l’équipe de France, a été préférée en septembre 1909 par le Comité français interfédéral (CFI) à celle de la Commission d’Association (CA), mise en place dès l’origine par l’USFSA [1], qui gérait le football à l’international avant 1909.

Quelle différence ?

Seul le président de la CA était nommé par le Conseil de l’USFSA : il avait donc tous les pouvoirs, et les membres dont il choisissait librement de s’entourer dans la CA ne disposaient que d’un avis consultatif. Rien de tel dans le CS, dont la structure est paritaire : chaque fédération affiliée (rappelons que le CFI n’est qu’une superstructure, une fédération de fédérations, en quelque sorte) désigne 3 membres, et le CFI se borne à choisir parmi eux celui qui occupera la fonction de président ; mais chacun des 6 membres du CS à l’origine, en 1909, dispose d’un vote, le président bénéficiant du privilège de départager, le cas échéant.

Le CFI était composé de deux fédérations principales, la FGSPF [2] et la FCAF [3], qui avaient originellement leur propre CS, désignant leur équipe nationale ! On peut voir au chapitre 5 de Sélectionneurs des Bleus comment la FCAF s’empressa, dè la fin décembre 1908, de faire disputer son « match de sélection », opposant une équipe de « Probables » à une autre de « Possibles », et formant même son équipe nationale virtuelle, pour la confronter sur la papier à celle de la FGSPF.

Charles Simon et Louis Chailloux se mirent ensuite d’accord pour dégager le 11 voué à défendre les couleurs du CFI à Bruxelles face à la Belgique en mai 1909, mais ce procédé parut lourd, d’où la décision de le simplifier en fusionnant les CS fédéraux en un seul CS interfédéral paritaire.

L’Auto du 22 décembre 1912 (source : Gallica)


6 + 3 + 3 = 12

Lorsqu’une poignée de clubs parisiens de l’USFSA décidèrent, en août 1910, de faire sécession pour bénéficier à nouveau du droit de jouer à l’international (auquel l’USFSA avait renoncé en quittant la FIFA en juin 1908, sans se rendre compte des conséquences), et se constituèrent en fédération autonome, la LFA, ils adhérèrent aussitôt au CFI, qui les accueillit les bras ouverts, et reçurent 3 places au CS, porté alors à 9 membres. Et lorsque l’USFSA, de guerre lasse, sous la pression des clubs lui étant encore restés fidèles, se résolut la mort dans l’âme à en faire autant fin 1912, 3 nouveaux sélectionneurs vinrent porter l’effectif du CS à 12 membres !

Comment s’entend-on à 12 pour désigner 11 joueurs ? Plus simplement qu’on ne le croit. Sauf exception, les délégués de chacune des 4 fédérations votaient en bloc derrière LEUR président : Chevallier (FGSPF) Henri Chailloux (FCAF, frère de Louis Chailloux) Mac Cabe (LFA, un journaliste anglais du Daily Mail), Barnoll (USFSA, journaliste à Football — le premier, sur papier bleu, à ne pas confondre avec le second, celui de Rossini dans les années 30) : au pire, 6 voix à 6, le président du CS, Chevallier, départageait, sa voix comptant double. Mais au prix de quelles discussions ?

Pas question de faire se déplacer les Bordelais de La Vie au Grand Air !

Avant l’entrée de la LFA au CFI, c’était la fédération des patronages qui se taillait la part du lion en équipe de France : 7 à 8 titulaires. Pourquoi ? Parce que la FCAF n’avait que 2 clubs de bon niveau, l’un à Paris (le CA Vitry, qui finit par passer à la LFA en 1913…) et l’autre à Bordeaux (la Vie au Grand Air du Médoc) ; pas question de faire se déplacer les Bordelais, à cette époque d’amateurisme pur, donc la FCAF ne pouvait pas proposer beaucoup de joueurs de valeur, et les frères Chailloux, fair-play, l’acceptaient. On réservait donc un strapontin aux joueurs de la FCAF, pour le principe.

L’entrée de la LFA changea les équilibres, ses clubs étaient puissants : le Red Star, le CAP, le FC Levallois, et comportaient pas mal d’internationaux d’avant 1909. Là encore, le CS se montra fair-play ; avec ses 6 voix il aurait pu bloquer les revendications des 3 membres de la LFA, mais il n’en fit rien. Ce fut donc au tour de la LFA de compter 7 à 8 titulaires en équipe de France, la FGSPF se contentant des sélections de Ducret, de l’Etoile des Deux-Lacs, son meilleur club, et de Rigal (AFGC) tandis que la FCAF plaçait au mieux des joueurs de Vitry comme Sollier ou Viallemonteil.

Qu’allait-il se produire à l’entrée de l’USFSA, la fédération historique, qui conservait du prestige ? L’adhésion n’est entérinée que le 5 janvier 1913, de sorte que le trio de sélectionneurs mené par Barnoll ne participe pas à la composition de l’équipe devant affronter l’Italie le 12 janvier, la CS (à 9) ayant désigné l’équipe dès le 28 décembre 1912. Mais si l’USFSA ne dit rien, il n’en va pas de même de la presse, qui réclame à cor et à cri la sélection de joueurs comme Sergent, Bard, Hanot ou Dubly, qu’elle estime supérieurs à ceux choisis.

« Pour ces gens-là, l’équipe de France c’était l’assiette au beurre »

Trois joueurs particulièrement sont ciblés : Tousset et Lafouge (FGSPF) et Rochet (FCAF) ; la presse réclame, à leur place, Lhermitte (LFA) , Voyeux et Dubly (USFSA). Elle s’appuie sur le fiasco du classique « match de sélection » organisé par le CFI le 22 décembre, où les forfaits se sont multipliés (Chayriguès, Maës, Gravier, Bigué, Massip). Ferdinand Rochet a brillé lors de ce match, mais pas Lafouge ; et quant à Tousset, il n’avait même pas été retenu pour le jouer, ni dans l’équipe A, ni dans l’équipe B, alors que Lhermitte, si ! Pourquoi l’écarter et rappeler un joueur bien modeste (qui avait déjà dépanné en 1910, quand il s’était agi d’aller jouer à Brighton) ?

Charles Jolly, dans Le Plein Air, tire à boulets rouges : « Les questions de boutique se firent jour d’une cynique façon, l’équipe de France était, pour ces gens-là, l’assiette au beurre, chacun voulait en avoir sa part. Voilà pourquoi nous déplorons, dans l’équipe dite Nationale, la présence de joueurs n’ayant que peu de titres à y figurer, Tousset, Rochet et Lafouge. Pour la satisfaction d’avoir plusieurs de leurs de leurs représentants en équipe de France, les délégués de la FCAF et de la FGSPF firent cause commune, et ayant ainsi la majorité, par les 6 voix réunies contre les 3 de la Ligue, purent travailler à leur cause. »

Finalement, Massip étant blessé, le CS fit une fleur à l’USFSA le 6 janvier en le remplaçant par Hanot, qui avait débuté en équipe de France en 1908. La victoire (1-0) fit taire les critiques, mais ni Tousset, ni Rochet, ni Lafouge ne furent sélectionnés à nouveau : la presse les avait « exécutés ».

L’Auto du 12 janvier 1913 (source : Gallica)


L’hégémonie de l’USFSA

Jolly obtint ce qu’il voulait : dès le 13 janvier, Desmarets écrit dans l’Auto : « Nous avons interviewé hier plusieurs membres du CS qui nous ont déclaré que la prochaine équipe de France diffèrerait sensiblement de celle qui joua hier (contre l’Italie). » L’affaire était entendue : la FCAF, et même la FGSPF allaient accepter l’hégémonie du nouvel entrant, l’USFSA, et de son manitou Paul Barnoll. Dès le match suivant contre les Belges, Tousset fut remplacé par Bigué, et les nordistes Lesur et Raymond Dubly (USFSA) furent titularisés aux ailes.

L’équilibre entre les fédérations se déplaça encore une fois : la LFA perdit son quasi-monopole (baissant à 5, parfois même 3 titulaires), tandis que l’USFSA en gagnait progressivement 5, 7 et même jusqu’à 8 joueurs. La FGSPF, en perdant Ducret (le meilleur joueur français), passé à Lille (USFSA) vit sa part baisser à 1 ou 2 joueurs maximum, et quant à la FCAF, ce fut… zéro. Ferdinand Rochet fut son dernier sélectionné.

L’Auto du 13 janvier 1913 (source : Gallica)


Faire passer l’intérêt général avant tout

Mais cela n’empêchait pas les délégués de ces deux fédérations de siéger au CS, ce qui prouve que Charles Jolly exagérait : l’équipe de France n’était pas « l’assiette au beurre ». La presse, d’ailleurs, ne se fit l’écho d’aucun conflit interne au CS après cette histoire de France-Italie 1913. Paradoxalement, le CS porté à 12, qui semblait ingérable en raison de son inflation, travailla libéré des rivalités interfédérales – grâce au fair-play des délégués des deux fédérations pourtant fondatrices du CFI, qui reconnurent l’infériorité des joueurs de leurs clubs et ne cherchèrent pas à revendiquer des places en sélection, faisant passer l’intérêt général avant tout, et grâce à l’amélioration assez nette des résultats de l’équipe de France, due à la fusion de toutes les forces du football français.

La formule du CS survécut donc à la transformation du CFI en une fédération unique, la FFFA ; hormis une parenthèse de 1936 à 1949, elle ne fut abandonnée qu’en 1964 pour la formule actuelle, c’est-à-dire celle d’un sélectionneur-entraîneur unique sous CDD.

pour finir...

Cet article est un bonus du livre Sélectionneur des Bleus de Pierre Cazal paru en novembre 2020 chez Mareuil Editions. 286 pages, 19,90 euros.

Lire toute la série des bonus
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[1Union des sociétés françaises de sports athlétiques

[2Fédération gymnastique et sportive des patronages de France, regroupant des patronages catholiques

[3Fédération cycliste et athlétique de France

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