Les premiers Bleus : Alfred Compérat, Raymond Gouin et Victor Hitzel

Publié le 19 janvier 2024 - Pierre Cazal

Tous trois issus du club de patronage de la Jeanne d’Arc de Levallois, ce sont des joueurs modestes qui n’ont presque pas laissé de trace dans l’histoire des Bleus. Cet article est toutefois l’occasion de corriger des inexactitudes.

Cet article fait partie de la série Les premiers Bleus
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Alfred Compérat (3 sélections), Raymond Gouin (2 sélections) et Victor Hitzel (1 sélection également) ont ceci en commun qu’ils évoluaient dans la modeste équipe de la Jeanne d’Arc de Levallois, un petit patronage. Le CFI (comité français interfédéral), qui ne pouvait compter que sur les effectifs de la FGSPF, ainsi que sur ceux, plus limités encore, de la FCAF, a puisé dans leurs rangs afin de composer une équipe de France sur la valeur de laquelle nul ne se faisait illusion, mais dont la mission était de sauver l’honneur, c’est-à-dire d’encaisser le moins de buts possibles et d’en marquer si possible au moins un ! Telle était l’ambition du CFI, qui n’avait aucune expérience des matchs internationaux et savait ne pouvoir disposer que de joueurs au potentiel limité, mais entendait démontrer qu’il était capable de relever le défi lancé en s’affiliant à la FIFA.

Qui va à la chasse perd sa place a-t-on coutume de dire, l’USFSA aurait mieux fait de méditer sur cette maxime avant de démissionner sur un coup de tête de son représentant André Billy lors du Congrès de 1908. Le CFI de Charles Simon avait pris la place et entendait bien la garder, mais pour y parvenir, l’affiliation prononcée en décembre 1908 n’étant que provisoire, il fallait être à la hauteur des attentes de la FIFA : c’est pourquoi il jouait gros en 1909, au moment d’affronter la Belgique, puis l’Angleterre. Les scores de l’USFSA entre 1904 et 1908, contre ces mêmes équipes, servaient de référence.

Le CFI a bien fait les choses : un match de sélection, en février 1909, puis plusieurs matchs d’entraînement, ce qui était facilité par le fait que les joueurs étaient uniquement parisiens. La FGSPF affiliait de nombreux patronages provinciaux, et la FCAF était assez bien représentée du côté de Bordeaux, mais le CFI n’avait pas les moyens pour financer le déplacement de ces joueurs, lesquels de toutes façons, ne pouvaient pas s’absenter plusieurs jours, temps du voyage aller et retour vers Paris compris, pour des raisons professionnelles ; rappelons que seul le dimanche était chômé à l’époque et que la semaine de travail comptait au moins 48 heures, et souvent plus. Rien à voir avec la semaine de quatre jours !

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Qu’est-ce qu’une chronobiographie ?

Hitzel, prénom Victor pour le football

Commençons par Victor Hitzel, l’aîné des trois. Il est né le 12 novembre 1883, à Levallois. Son prénom a longtemps posé problème (les fidèles de la série des Premiers Bleus savent à quel point établir l’état-civil exact de ces joueurs a été, et parfois reste encore, difficile), car tant son acte de naissance que sa fiche militaire ne portent que le prénom de Louis. Par contre, quand on épluche les journaux, et en particulier la revue de la FGSPF Les Jeunes, on ne trouve QUE le prénom Victor, à des dizaines d’exemplaires.

Il est précisé car, à la JA Levallois, il y a un second Hitzel, prénommé Emile : il s’agit de son frère cadet, né en 1886 et décédé très prématurément en 1907. Mais quand on recherche de la fiche militaire de cet Emile Hitzel, on ne trouve rien ; par contre, on trouve un Pierre Hitzel, né des mêmes parents que Louis, dont le décès de 1907 est mentionné. Conclusion : Louis et Pierre Hitzel avaient un second prénom, pas déclaré à l’état-civil, et, curieusement, usuel ! Bref, si pour l’état-civil, l’international Hitzel était Louis, pour le football, et dans son club, il était Victor, et par conséquent il doit être enregistré sur les listes comme tel : Victor Hitzel.

Il était typographe de profession, pour l’imprimeur Pierre Dupont, très connu à l’époque, et disputait même des cross-country dans l’équipe de l’Imprimerie, on en trouve trace en 1903. C’était également un athlète complet, qui courait le 100 mètres, sautait en hauteur, en longueur, sous les couleurs de la JAL Toutes qualités physiques qu’il exploitait sur un terrain de football, en tant qu’ailier, gauche ou droit. Son père, Jacob Hitzel, était cordonnier, et sa mère couturière : je précise ceci pour dissiper les préjugés qui voudraient que les patronages catholiques soient réservés aux classes aisées.

Tout au contraire, au début du XX ème siècle, et le football était l’affaire des classes laborieuses. On lit un peu partout que le football, en Angleterre, s’est développé dans les public schools réservées à l’élite (car payantes) et on est parfois tenté d’en inférer qu’il en allait de même en France : pas du tout, et c’était même le contraire : les footballeurs français sont de modeste extraction, et peu ont fait des études supérieures. Hitzel a été un simple typographe — mais à cette époque un typographe devait impérativement connaître l’orthographe et la grammaire !

  • L’Auto du 23 mai 1909 (BNF, Gallica)

Hitzel n’était pas considéré a priori comme titulaire dans l’équipe du CFI : lors du match de sélection opposant les « probables » et les « possibles », il jouait dans les rangs des Possibles, et d’ailleurs ne fut pas retenu contre la Belgique en 1909. C’est… son coéquipier Compérat, pourtant un arrière, qui joua à l’aile gauche sans explication. Par contre, il intégra l’équipe pour affronter les Anglais quelques jours plus tard : « Les ailiers Pacot et Hitzel eurent de bons moments, mais ils se découragèrent vivement », que veut dire cet adverbe ? On sait par ailleurs que Hitzel eut une occasion en or de marquer un but, qui aurait été ressenti comme un exploit alors : servi par Mouton, Hitzel plaça une tête… à côté du but, dommage pour lui, ç’eut été la gloire !

Car, jusqu’alors, aucun joueur français n’avait réussi à marquer un but aux Anglais, 0-15 (1906), 0-12 (1908), pour l’USFSA, et maintenant 0-11, allons, ce n’était pas si humiliant. Pourquoi Hitzel ne fut-il pas sélectionné à nouveau en 1910, alors que ceux qui évoluèrent à l’aile gauche ne valaient certes pas vraiment mieux que lui, qui possédait une valeur athlétique reconnue, à défaut d’un bagage technique ? On l’ignore.

Victor Hitzel est mort le 13 janvier 1915, à Bucy-le-Long, dans l’Aisne, « brave soldat tué glorieusement en se portant à l’assaut des tranchées ennemies », dit la citation.

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Raymond Gouin, bon de la tête

Venons-en à Raymond Gouin, dont on sait fort peu de choses. Mais on est sûr de son état-civil, ce qui est déjà beaucoup : né le 23 octobre 1888 à Choisy et décédé le 28 octobre 1954 à Neuilly. Son prénom est attesté sur Les Jeunes dès 1905 (en 1904 il est le vice-président d’un plus petit patro encore, la patronage Saint-Ambroise) et il est distingué de son frère Fernand, qui jouait en attaque, alors que Raymond a toujours joué dans la ligne de demis et excellait plutôt dans la défensive, avec un jeu de tête qui est signalé – car rare à l’époque, on joue à terre. Fort d’une bonne taille, 1,76 m (soit l’équivalent de 10 bons centimètres de plus aujourd’hui), Raymond Gouin était un élément dominant dans son équipe, dont il était le capitaine. On relève cette appréciation : « possède une certaine finesse, mais paraît manquer de sang-froid », contredite par cette autre : « où domine Gouin, qui entraîne l’équipe ».

En tous cas, il est cité parmi les meilleurs Français lors du match contre l’Angleterre en 1909 : la revue Football écrit « Moins robuste que Gindrat mais plus fin, possède un sang-froid et un jugement très sûr, il tint sa place honorablement, ne commettant qu’une faute, qui coûta d’ailleurs un but » (il gêne le gardien de but lors d’une intervention). Mais il semble que sa carrière ait été brisée par une attaque de tuberculose qui lui valut d’être réformé en 1916, et dont il se remettra. Comptable, il fera toute sa carrière professionnelle dans le milieu de la banque : amateur intégral, le football ne sera jamais pour lui qu’un loisir au sein de son patronage.

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Compérat, pas Compeyrat

Et terminons par Compérat, en signalant tout d’abord que son nom s’orthographie bien Compérat, et non Compeyrat. L’état-civil est sans ambiguité à ce sujet : Alfred Compérat est né le 28 janvier 1890 à Pantin, dans une famille ouvrière, lui-même étant tourneur sur métaux. Pour quelle raison son nom fut-il déformé ? Impossible de le savoir, et il ne pouvait y avoir de confusion, aucun Compeyrat ne figurant sur les registres militaires parisiens. Le fait est pourtant que les journaux ne connaissent que cette orthographe fausse… L’annuaire FFF de 1950 donne pourtant la version correcte, de même que FFO (France-Football Officiel), qui en 1951, rapporte son décès.

Par contre, les annuaires plus récents, ceux des années 1970 et suivantes, optent pour la version fausse, qui s’est propagée jusqu’à aujourd’hui ! Et le pire, c’est que les annuaires des années 1960 à 1990 ne lui accordent qu’une seule sélection, alors que celui de 1936 en relevait bien trois, lui… Mais les habitués des premiers Bleus ne seront pas étonnés : ils savent que la rigueur statistique n’est de rigueur que tout récemment.

Compérat a donc joué trois matchs : le premier, à l’aile (sans doute en raison d’un forfait de dernière minute) contre la Belgique en 1909, et les deux autres (Angleterre et Belgique en 1911) à l’arrière, sa place attitrée en club. Question club, allez savoir pourquoi Compérat est rattaché, pour les deux sélections de 1911, au CA Rosaire ! Ce petit patronage était situé dans le 14ème arrondissement, près de la porte de Vanves, aux antipodes de Levallois, et si les matchs opposant la JAL au CA Rosaire n’ont pas manqué, Compérat a toujours joué à Levallois.

Outre ses 3 sélections, Compérat compte 5 mentions en tant que remplaçant, en 1910 et 1911 : il est considéré comme une doublure, que ce soit de Sollier ou de Verlet, pour le poste d’arrière « volant » auquel le prédispose sa vitesse et son aisance dans la relance, suivant le modèle incarné par Gabriel Hanot, mais qui ne faisait pas l’unanimité. On préférait en général des arrières pratiquant un jeu en force, ponctué de grands coups de botte, ce qui, visiblement, n’a jamais été le style d’Alfred Compérat.

Il est décédé le 27 septembre 1951 à Saint-Denis, où il résidait depuis 1920, ayant mis fin à sa carrière au sein de la JAL avec la Guerre, que cet artilleur traversa indemne : car si de nombreux internationaux sont morts au champ d’honneur (dont son coéquipier Hitzel), beaucoup d’autres, heureusement, en ont réchappé.

Trois joueurs lambda dans l’indifférence médiatique

Pour finir, on peut affirmer sans craindre de se tromper qu’aucun des trois internationaux de la Jeanne d’Arc de Levallois n’était un grand joueur, aucun ne possédait ce qu’on appelle la classe internationale. Tous étaient des joueurs « lambda », qui n’avaient d’autre ambition, dans leur « patro » que de taper dans un ballon et de prendre le bon air ; même le titre, dénué de prestige, de champion de Paris FGSPF était hors de portée de cette équipe, il était réservé au Patronage Olier ou à l’Etoile des Deux Lacs, les autres faisaient de la figuration pour le simple plaisir de jouer.

Les dirigeants du CFI leur ont demandé de revêtir le maillot national et de battre pour l’honneur de leur fédération, ils l’ont fait sans aucune pression, dans une indifférence médiatique presque complète qui ne les gênait certainement pas, tant une partie de football leur paraissait dénuée de tout enjeu. De sorte que ne plus être sélectionné ne leur a sans doute pas donné de cauchemars, leur carrière n’en dépendait pas, comme c’est le cas aujourd’hui, et d’ailleurs, il serait étonnant qu’ils aient associé le mot « carrière » au football, ce n’était pas la philosophie des patronages.

A plus d’un siècle de distance, la tentation est grande de les sous-estimer, voire de les mépriser, comme des « bouche-trous » qui n’auraient pas eu leur place en sélection si l’USFSA ne s’était pas mise hors-jeu ; et de fait, quand elle revenue en grâce, tous ces modestes joueurs des patros ont disparu, ont retrouvé l’anonymat où ils évoluaient avant 1909.

Mais ce sont des Bleus à part entière, qui méritent un coup de projecteur, eux aussi…

Les trois matchs d’Alfred Compérat avec l’équipe de France

Sel.GenreDateLieuAdversaireScoreTps JeuNotes
1 Amical 09/05/1909 Bruxelles Belgique 2-5 90
2 Amical 23/03/1911 Saint-Ouen Angleterre 0-3 90
3 Amical 30/04/1911 Bruxelles Belgique 1-7 90

Les deux matchs de Raymond Gouin avec l’équipe de France

Sel.GenreDateLieuAdversaireScoreTps JeuNotes
1 Amical 09/05/1909 Bruxelles Belgique 2-5 90
2 Amical 22/05/1909 Gentilly Angleterre 0-11 90

Le seul match de Victor Hitzel avec l’équipe de France

Sel.GenreDateLieuAdversaireScoreTps JeuNotes
1 Amical 22/05/1909 Gentilly Angleterre 0-11 90

Entre 1904 et 1919, 128 internationaux ont porté au moins une fois le maillot de l’équipe de France. Si leur carrière internationale est la plupart du temps anecdotique, leur vie est souvent romanesque.

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