Lucarne Opposée : « La Colombie a trois problèmes de taille »

Publié le 19 mars 2018 - Bruno Colombari

Dans l’ombre du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay, la Colombie reste largement une inconnue en Europe. J’ai demandé à Pierre Gerbeaud, Nicolas Cougot et Aymeric Bernilar, du site Lucarne Opposée, de m’éclairer. Grâce à leurs réponses croisées, vous serez incollable !

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Quel est le niveau actuel de la sélection colombienne ? Quels sont les joueurs peu connus en Europe et qui pourraient se révéler en Russie ?

PIERRE GERBEAUD : Je pense que le niveau actuel de la sélection est inférieur à celui de 2014. Son parcours en qualification l’a clairement montré. Surtout, elle a beaucoup de mal face aux équipes qui lui sont supérieures sur le continent. Elle n’a battu ni l’Uruguay, ni le Brésil et ni l’Argentine en qualif (2 points sur 18) et a pris deux branlées en Argentine et en Uruguay. Défensivement, le niveau a baissé, avant il y avait Yepes et maintenant il manque donc un patron derrière. Peut-être que Mina et/ou Sánchez le seront mais pas pour le moment.

Zapata ne joue pas au Milan AC ce qui rend aussi les choses assez compliquées (plus encore que pour Mina). Il y a aussi un problème de profondeur d’effectif sur les latéraux, derrière Fabra et Arias c’est le désert. Pékerman a essayé (Medina, Tesillo, Armero) mais personne n’a su saisir sa chance. C’est donc un secteur vulnérable où le niveau peut considérablement baisser si le titulaire a un pépin d’ici juin. Par contre au milieu et devant ce n’est pas le cas, que Pékerman joue en 4-4-2 comme sur les derniers matches ou en 4-2-3-1 comme avant le match face au Pérou, il y a des solutions et les postes sont doublés.

NICOLAS COUGOT : Je pense que c’est d’ailleurs le plus gros souci de cette sélection, son manque de véritable patron en défense. On connaît tous les qualités et le potentiel offensif de cette sélection qui va bien au-delà des « simples » Falcao, James et Cuadrado. Dans ce secteur, on peut ainsi citer des noms bien connus en AmSud, moins en Europe, comme Yimmi Chará, capable de dynamiter une défense par ses percussions (à la condition qu’il soit dans un bon jour) ou encore Miguel Borja qui semble avoir pris ses marques avec Palmeiras et débute 2018 sur un niveau très proche de celui qui l’avait révélé avec l’Atlético Nacional lors de la campagne victorieuse de Libertadores 2016.

« La Colombie a vraiment le choix du roi au milieu »

Sans oublier que certaines surprises peuvent se révéler, je pense par exemple à Juan Otero qui fait de très belles choses en Argentine et qui pourrait peut-être venir frapper à la porte (même s’il faudra une hécatombe je pense pour que Pékerman pense à lui). Un secteur peu connu et qui est important est l’entrejeu. La Colombie a vraiment le choix du roi au milieu comme le dit Pierre. Barrios de Boca est l’une des révélations 2017 et a tout pour éclater en Russie, Matheus Uribe est parfait à l’América, Carlos Sánchez ne déçoit que très rarement en sélection et je ne parle pas de joueurs comme Abel Aguilar… Le sélectionneur a vraiment un sacré vivier dans lequel puiser même si, comme l’écrit Pierre, cette sélection semble un ton en dessous de celle de 2014.

AYMERIC BERNILAR : Aussi, la sélection de Colombie rencontre actuellement trois problèmes de taille. En premier lieu, l’équipe n’est pas épargnée par les blessures puisque ses trois joueurs les plus célèbres sont à l’infirmerie : Falcao, James Rodriguez et Cuadrado. Normalement les deux premiers devraient rejouer rapidement, mais toute la Colombie retient son souffle pour le début de la Coupe du Monde car ils ont tendance à être souvent blessés. Pour que la Colombie fasse un grand parcours, la présence de James paraît indispensable tant le jeu tourne autour de sa personne. Lors de la phase qualificative, il a été décisif et sans lui la Colombie ne se serait probablement pas qualifiée.

Sur le papier Falcao peut paraître moins important en raison des alternatives possibles entre Carlos Bacca, Luis Muriel, Duván Zapata et Miguel Borja. Cependant l’attaquant monégasque conserve un temps d’avance sur la concurrence grâce à un sens du but inégalé. C’est aussi le capitaine, le guide, l’âme de cette équipe depuis la retraite de Mario Yepes. Pour Cuadrado, il y a plus d’inquiétudes. Atteint d’une pubalgie, il est absent des terrains depuis deux mois.

« Yimmi Chará pourrait se révéler contre la France »

En même temps, son absence est certainement la moins préjudiciable des trois. Cuadrado a souvent déçu lors des matchs de qualification et il peut plus facilement être remplacé. Je pense notamment à Yimmi Chará qui joue dans le championnat colombien au Junior de Barranquilla. C’est un joueur explosif, déroutant par ses dribbles et sa vision du jeu. Peu connu en Europe il pourrait se révéler à l’occasion du match contre la France et de la Coupe du Monde.

Le deuxième sujet de préoccupation vient du manque de temps de jeu de certains joueurs. Le gardien David Ospina est remplaçant avec Arsenal. Habituellement très bon en sélection, il a montré des signes de faiblesse lors des derniers matchs, en particulier lors de la défaite de la Colombie contre le Paraguay (1-2) le 5 octobre, qui aurait pu coûter sa qualification à la Colombie. Au niveau de la défense centrale, Cristián Zapata joue peu avec le Milan AC, tandis que Yerry Mina est le quatrième choix de Valverde derrière Umtiti, Piqué et Vermaelen depuis son arrivé au FC Barcelona lors du mercato d’hiver.

Cependant dans ce secteur de jeu, Pékerman a du choix, avec notamment Dávinson Sánchez, titulaire indiscutable avec Tottenham. Le problème sera surtout de pouvoir trouver de la stabilité et de trancher. La bonne nouvelle pour la sélection colombienne, c’est le temps de jeu retrouvé par Carlos Sánchez depuis son transfert de la Fiorentina à l’Espanyol Barcelone. Au sein du 4-2-3-1 ou du 4-4-2, les deux schémas préférentiels de Pékerman, il constitue une pièce essentielle, d’autant qu’à ses côtés, aucun milieu défensif ne s’impose entre Abel Aguilar, Mateus Uribe et Wilmar Barrios.

« Un dilemme entre l’éthique et les intérêts sportifs »

Enfin le troisième problème pour Pékerman est d’ordre extra-sportif. En janvier, trois joueurs colombiens de Boca Juniors (Wilmar Barrios, Frank Fabra et Edwin Cardona) ont été accusés de coups et d’agression sexuelle. L’affaire n’est pas très claire, puisque jusqu’ici la victime n’a pas porté plainte et les choses semblent se régler à coups de gros sous dans le cadre d’une procédure de conciliation. Des trois joueurs, c’est Barrios, habituel remplaçant en sélection qui semble être le plus impliqué dans cette histoire.

Pour Pékerman, le casse-tête concerne surtout Fabra et Cardona. Le premier est titulaire indiscutable au poste d’arrière gauche, tandis que Cardona est régulièrement aligné comme ailier gauche. En l’absence de plainte, Pékerman va probablement maintenir sa confiance en Fabra. Le cas Cardona est plus complexe car celui-ci a déjà été suspendu cinq matches par la FIFA pour un geste raciste lors du match amical entre la Colombie et la Corée du Sud en novembre.

Pékerman se trouve donc face à un dilemme entre respect de l’éthique et prise en compte des intérêts sportifs. Mais il devra également bien mesurer l’état de l’opinion publique et la position de son groupe. En France, avec l’affaire Zahia et de la vidéo de Valbuena nous sommes bien placés pour savoir à quel point ce genre d’affaires peuvent empoisonner la vie d’une sélection. Le pire pour Pékerman serait de se retrouver face à de nouveaux rebondissements au moment du mondial.

José Pékerman va disputer sa troisième Coupe du monde après celle de 2006 avec l’Argentine et celle de 2014. Il a la double nationalité argentine et colombienne. Comment est-il perçu en Colombie ? Qu’a-t-il apporté à la sélection ?

PIERRE GERBEAUD : Evidemment, il a une excellente cote en Colombie. Pas grand monde ne dira du mal de lui. Il est d’autant plus apprécié qu’il a remis la Colombie dans le sens de la marche puisque la sélection ne s’était pas qualifiée pour les Coupes du monde 2002, 2006 et 2010. Il a donc déjà apporté sur le plan des résutlats mais aussi une certaine qualité de jeu.

Quand il est arrivé, la Colombie avait joué trois matches de qualification à la Coupe du monde 2014 (une victoire en Bolivie, un nul face au Venezuela à la maison et une défaite à la maison face à l’Argentine). Dès son arrivée, il a donné un nouveau souffle (avec une victoire au Pérou), et surtout le potentiel offensif de l’équipe a explosé : on a vu des cartons contre la Bolivie et l’Uruguay notamment. Le reste de la campagne qualificative a été de très haut niveau.

« Pékerman devrait quitter son poste après la Russie, et ce, qu’importe le résultat »

Il a aussi apporté une rigueur qui va jusqu’en dehors du terrain. Cela a toujours été une marque de fabrique chez lui, lorsqu’il a pris les commandes de la sélection espoir argentine en 1994, celle-ci était exclue des compétitions internationales et continentales. Pour la remettre dans le bon sens, il avait notamment imposé une charte de comportement sur et en dehors du terrain. Il l’applique toujours.


 

Il reste aussi celui qui a été le plus loin avec la Colombie en phase finale d’un Mondial (quart contre le Brésil, #eragoldeYepes… [1]). L’ensemble de ces raisons fait qu’il est très apprécié ici. Il y a eu quelques voix qui ont pointé du doigt sa gestion de match face au Paraguay lors de la dernière campagne qualificative, mais ces voix se sont tues après le match au Pérou. Quoi qu’il en soit, il devrait quitter son poste après la Russie, et ce, qu’importe le résultat.

AYMERIC BERNILAR : Il est important de se resituer dans le contexte de 2012. Après trois Coupes du monde manquées, le football colombien était en plein doute, d’autant que les performances des clubs sur la scène continentale n’étaient pas bonnes non plus. Le fait d’aller chercher un sélectionneur étranger, avec une forte expérience, faisait donc consensus. Par le passé, plusieurs Argentins avaient déjà été nommés à la tête de la sélection (Fernando Paternoster, Lino Taiolli, Adolfo Pedernera, Carlos Bilardo).

“En 2014, Pékerman est devenu un héros après avoir atteint les quarts de finale"

Dans le cas de Pékerman, personne n’a eu à se repentir de ce choix. L’Argentin est venu avec son staff et n’a pas seulement amélioré ses résultats mais a remis de l’ordre autour de la sélection. Pékerman est quelqu’un qui ne laisse rien au hasard au niveau de l’organisation, d’extrêmement minutieux que ce soit pour la logistique, le travail tactique à partir de vidéos ou dans ses relations personnelles avec les joueurs.

Sur le plan sportif il a parfaitement su tirer profit de l’avènement d’une nouvelle génération dorée portée par Falcao et James. Avec lui, la Colombie n’a pas seulement retrouvé la victoire, elle a aussi renoué avec un football joyeux et offensif. Naturalisé Colombien par le président Juan Manuel Santos pour avoir obtenu la classification au mondial 2014, Pékerman est devenu un véritable héros après avoir atteint les quarts de finale de cette compétition.

Mais. S’il demeure aujourd’hui respecté et admiré par une grande majorité des Colombiens, les parcours plutôt décevants en Copa America (Chili 2015, Etats-Unis 2016) et les difficultés rencontrées lors de la dernière phase qualificative l’ont tout de même quelque peu fait tomber de son piédestal. Certains journalistes n’hésitent plus à lui imputer une absence de fond de jeu de la sélection.

La meilleure période colombienne en Coupe du monde ne se situe-t-elle pas en 1990 et 1994 ? Aux Etats-Unis, on la plaçait parmi les favoris de l’épreuve...

AYMERIC BERNILAR : Est-ce que la génération Zidane était au-dessus de celle de Platini ? La même question peut se poser à propos de deux grandes équipes colombiennes, celle du début des années 1990 incarnée par Carlos Valderrama et la génération actuelle emmenée par James Rodriguez. Et comme pour la France, la réponse est bien sûr subjective, souvent liée à l’appartenance générationnelle. Paradoxalement, c’est entre ses deux grandes époques que la Colombie a remporté la Copa America en 2001 à domicile. Ce titre a été remporté dans des conditions particulières. A deux semaines du début de la compétition, le vice-président de la fédération colombienne avait été pris en otage par les FARC et n’avait été libéré que 72 heures avant le début de la compétition. Dans ces conditions, l’Argentine et le Canada avaient préféré déclarer forfait. La victoire de 2001 a cependant récompensé le travail de Francisco Maturana, le sélectionneur historique qui a dirigé la sélection à quatre reprises entre 1987 et 2003.

« Une victoire mémorable au stade Monumental de Buenos Aires sur le score de 5-0, connue sous le nom de el cinco cero »

Lors de son premier passage entre 1987 et 1990, Maturana est parvenu à hisser la Colombie en demi-finale de la Copa America avant d’obtenir sa qualification pour la Coupe du monde 1990. Après être parvenue à arracher un nul 1-1 contre l’Allemagne en phase de poule, la Colombie est tombée contre le Cameroun en huitième de finale, victime du talent de Roger Milla et des frasques de René Higuita. En 1993, Maturana a fait son retour à la tête de la sélection et c’est à ce moment-là que la Colombie a atteint un très haut niveau.

L’avènement d’Adolfo Valencia et surtout de Faustino Asprilla a décuplé le potentiel offensif d’une sélection toujours emmenée par Valderrama. Après avoir été éliminée par l’Argentine en demi-finale de la Copa America 1993, la Colombie a réalisé une grande campagne de qualification pour le mondial 1994. C’est en raison de cette phase qualificative et tout particulièrement d’une victoire mémorable au stade Monumental de Buenos Aires le 5 septembre 1993 sur le score de 5-0 que la Colombie a été présentée comme un favori de la Coupe du monde 1994. Ce match connu sous le nom d’el cinco cero a vraiment marqué l’histoire du football colombien. En 2013, un journaliste Mauricio Silva Guzman lui a consacré un livre entier, tandis que l’un des principaux sites d’informations sur le football colombien s’appelle el cinco cero.


 

Mais si cet évènement a autant marqué les esprits, c’est aussi parce que la suite a été beaucoup moins glorieuse. Aux Etats-Unis, la Colombie est complètement passée à côté de sa Coupe du monde. Cueillie à froid par la Roumanie, elle s’est fait éliminer dès le deuxième match après une défaite contre l’organisateur (1-2). La sélection colombienne s’est peut-être vue trop belle et elle s’est également retrouvée empêtrée dans le contexte de l’époque, marqué par les liens incestueux entre le football et les mafias. Ainsi, après le 5-0, c’est un narcotrafiquant Justo Pastor Perafán qui a organisé la fête des joueurs. Peu avant son départ pour les Etats-Unis, l’équipe colombienne a même été reçue au grand complet par les chefs du cartel de Cali qui ont présenté un plan de primes progressives pour la compétition et qui ont incité les joueurs à s’engager en faveur de la candidature d’Ernesto Samper, lequel sera élu président de la Colombie le 7 août 1994.

« En 1994, les narcos menacent le sélectionneur de le tuer »

PIERRE GERBEAUD : Je pense que sa meilleure période est en 2014 puisque c’est là qu’elle est allée le plus loin. Pour 1990, je travaille dessus actuellement, ça sera dans le mag numéro 3. C’est le point de départ d’un projet qui visait la qualification. Avant 1990, la Colombie n’avait joué qu’une seule fois en Coupe du monde (1962) et même s’ils ont fait 4-4 contre les Soviétiques on ne peut pas dire que la sélection colombienne avait des références mondiales. Pour 1990, ils ont fait un projet similaire à celui des Pays-Bas en 74 avec la plupart des joueurs issus de l’Ajax. Avec cette fois l’Atletico Nacional dans le rôle du club laboratoire.

On pourrait situer le début de ce projet à la Copa America 1987 où la Colombie termine troisième avec Valderrama qui termine meilleur joueur. Pour moi la Coupe du monde 1990 est plutôt un succès avec notamment un 1-1 contre l’Allemagne de l’Ouest. Ils sortent en huitièmes de finale contre le Cameroun qui a été l’équipe surprise du Mondial avec une erreur d’Higuita en prolongation. 1994 c’est différent. On a placé cette équipe comme “favori” parce qu’ils ne perdent pas en qualification et qu’ils ont passé un 5-0 à l’Argentine là-bas.

Mais cette Coupe du monde a été un désastre pour deux raisons. La première c’est qu’elle a été plombée sur le plan extra-sportif. Les narcos avaient une influence directe sur la vie du groupe. Entre les deux premiers matches il y a eu l’épisode de “Barrabas” Gomez (qui était le frère de l’entraîneur adjoint, et actuel sélectionneur du Panama, “Bolillo” Gomez) où les narcos menacent le sélectionneur Maturana de le tuer s’il le met titulaire pour le deuxième match face aux États-Unis. Donc impossible de penser au football.

La deuxième raison, et c’est à vérifier, c’est que les joueurs se seraient aussi fait plaisir aux États-Unis et certains bruits ici disent que les joueurs seraient parfois rentrés alcoolisés à l’hôtel. En tout cas, impossible de dire que 1994 est la meilleure période de la Colombie en Coupe du monde. C’est même la pire tout simplement, les pages les plus noires du football colombien avec évidemment la mort d’Andrés Escobar.

« La meilleure période de la Colombie, c’est l’actuelle »

NICOLAS COUGOT : Il faut dire qu’avec le recul, et même si c’est facile à dire 24 ans plus tard, la déclaration de Pelé, faisant de la Colombie de 1994 un favori était quelque peu aller vite en besogne. Il faut tout de même rappeler qu’indépendamment de ce qu’elle a (bien) réalisé pendant les qualifs, la Colombie ne se qualifie qu’à sa deuxième Coupe du Monde en 30 ans et sort d’une édition 1990 où elle a finalement guère brillé (sa seule victoire reste face aux Emirats Arabes Unis). Ce manque d’expérience ne pouvait pas en faire un favori. Maintenant, cette équipe de 1994 avait tout pour aller plus loin que ce qu’elle a fait. Mais elle a vraiment été minée de l’intérieur, le climat autour d’elle a tout tué. Je ne saurais que trop conseiller aux lecteurs de se procurer le documentaire Los Dos Escobar qui explique parfaitement tout ça. Il était impossible d’imaginer voir cette sélection aller loin.

Comme l’écrit Pierre, je dirais aussi que finalement sa meilleure période est l’actuelle, ne serait-ce que par le contexte, moins agité, et par le vivier, plus grand (c’est un autre débat mais ce vivier est l’un des héritages des narcos d’ailleurs). La Colombie de 2014 n’était pas assez considérée par les médias européens (comme le Chili d’ailleurs) et si celle de 2018 me semble un ton en dessous, elle reste une valeur sûre. Je rappelle qu’au départ de la campagne de qualif, la Colombie est deuxième au ranking FIFA (elle est 5e alors, seule l’Argentine, n°1 est devant), sur les 18 journées, elle n’en a passé que 5 en dehors de la zone de qualif, pour 2010, elle n’en avait passé que deux sur ces 18 journées. Elle sort donc de deux qualifs assez « tranquilles », a fait deux quarts de Copa América (2011 et 2015), une troisième place (2016). On parle là d’une équipe avec de grandes certitudes tout de même (malgré les carences que l’on a pu pointer auparavant).

On l’a un peu oublié, mais en 1982, la Colombie devait être le pays organisateur de l’édition 1986, avant d’abandonner. Qu’est ce que ça aurait changé si elle avait accueilli la compétition ?

AYMERIC BERNILAR : Oui et les Colombiens aussi préfèrent oublier ce triste renoncement. La Coupe du monde avait été attribuée à la Colombie en 1978 grâce à un lobbying efficace de la Fédération. Cependant, après son élection à la Présidence de la République en 1982, Belisario Betancur avait fini par jeter l’éponge. Il faut dire que la Colombie pouvait difficilement assumer le coût d’un tel évènement. La candidature de la Colombie aura toutefois permis la rénovation du stade Métropolitano de Baranquilla, qui en 2018 demeure la meilleure enceinte du pays.

« Il faudra bien que la Coupe du monde atterrisse un jour à Bogota »

Aujourd’hui encore la possibilité d’accueillir la Coupe du monde apparait comme un rêve lointain. Il faudrait faire des travaux énormes non seulement pour les stades, mais aussi et surtout pour développer les transports aériens et routiers. De plus, lorsque l’on regarde les pays frontaliers de la Colombie, on voit mal comment elle pourrait lancer une candidature commune à même de rivaliser avec la candidature de l’Argentine, du Paraguay et de l’Uruguay pour 2030. Il n’y aura donc certainement pas de Coupe du Monde en Colombie avant les années 2050.

Pourtant, il faudra bien que la Coupe Jules Rimet atterrisse un jour à Bogota car s’il n’y a pas une culture club aussi forte que dans d’autres pays d’Amérique latine, la Colombie est peut-être le pays où l’attachement à la sélection nationale est le plus fort. Si vous faites l’expérience de marcher dans les rues de n’importe quelle ville du pays un jour de match en vous amusant à compter le nombre de personnes avec un maillot de la sélection, je peux vous assurer que vous allez rapidement vous fatiguer.

Une Coupe du monde en Colombie serait vraiment un évènement unique. Si vous voulez vous faire une petite idée, vous pouvez aller voir sur Internet l’engouement qu’il y a eu pour la première édition de la course cycliste « oro y paz » en février. Malgré un intérêt sportif limité, la présence des meilleurs cyclistes colombiens a suffi à drainer des foules en liesse. C’était chaque jour au niveau d’une étape du Tour de France à l’Alpe d’Huez. Alors imaginez deux minutes une Coupe du Monde de football… Y penser deux secondes suffit à donner la chair de poule.

« Pour le quart de finale contre le Brésil, les fonctionnaires ont été autorisés à prendre leur demi-journée »

Jusqu’à maintenant, la Colombie n’a d’ailleurs même pas besoin d’organiser la compétition pour la vivre de façon folle et parfois excessive. Lors de la Coupe du monde au Brésil, après la victoire lors du premier match contre la Grèce, la vente d’alcool les jours de matchs a dû être interdite à Bogota. Pour le quart de finale contre le Brésil, les fonctionnaires ont été autorisés à prendre leur demi-journée. Ça vous donne déjà une petite idée de l’ambiance…

D’ailleurs je vous conseille de venir en Colombie car ici la Coupe du monde a déjà commencé. Bien sur les fans de football s’intéressent au championnat local, à la Copa Libertadores ou à la ligue des champions, mais c’est bien la Coupe du monde en Russie qui est au cœur des discussions quotidiennes. Avant même que la sélection ait validé sa qualification, el Espectador, un quotidien généraliste, équivalent du Monde, présentait en une un dossier sur les possibilités pour les Colombiens de se rendre en Russie afin d’encourager les hommes de Pékerman. Depuis quelques semaines, ce même journal tient un compte à rebours et consacre chaque jour un article sur les anciennes Coupes du Monde.

Cette semaine, l’autre grand quotidien, El Tiempo, a provoqué la colère de ses lecteurs en annonçant le report de la livraison de l’album Panini à ses abonnés, alors même que les paquets d’images se vendent déjà dans les supermarchés et à tous les coins de rues. Si vous allumez la TV vous ne pourrez pas échapper aux bulletins de santé de James et Falcao. Si vous vous rendez dans les Universités, vous verrez des affiches portant sur la création de cours de russe. Si vous interrogez, les travailleurs, vous constaterez que beaucoup ont prévu de prendre leurs congés en juin. Qu’importe donc que la Colombie ne puisse pas organiser la Coupe du monde si elle s’est déjà emparée de l’âme de Russie 2018.

PIERRE GERBEAUD : En 1986, la Colombie ne pouvait tout simplement pas accueillir la Coupe du monde de football. D’une part elle n’avait pas (et n’a toujours pas) les infrastructures pour accueillir ce type d’événement. Le plus grand stade est celui de Barranquilla et fait un peu plus de 45 000 personnes mais sauf peut-être pour Medellin, c’est un bordel sans nom pour accéder à la plupart des stades colombiens. Ils sont généralement en plein cœur de la ville et comme seulement Medellin a le métro ça fait des embouteillages importants. Même chose pour les infrastructures routières, pour se déplacer de ville en ville, soit on prend l’avion soit il faut prendre son mal en patience parce que les routes ne sont pas géniales, même sur la côte Caraïbe où il n’y a pas d’obstacle topographique. Donc ça aurait éventuellement favorisé la création de ce type d’infrastructure mais c’est peu probable.

D’autre part, le contexte social et politique était ultra violent à l’époque (le ministre de la Justice se fait assassiner en 1984). Le pays était gangréné par la violence entre les narcos et le conflit avec les guérillas. On va faire un peu de fiction mais il aurait pu se passer quelque chose de très grave, comme un arbitre assassiné par exemple (ça arrivera en 1989) qui aurait donné une image encore plus sale de la Colombie dans le monde, cette Coupe du Monde de toute façon aurait probablement été pourrie de l’intérieur par les cartels. D’ailleurs, je ne suis pas certain que les équipes se seraient déplacées avec leurs meilleurs joueurs.

« La Colombie est une terre de football, une vraie, et la passion des supporters est incroyable »

NICOLAS COUGOT : Il est cependant clair qu’indépendamment du contexte de l’époque que l’on a décrit, accueillir une Coupe du Monde aurait probablement changé des choses au pays. Il suffit de voir d’ailleurs les enjeux qui ont suivi le retrait de la Colombie, notamment pour les USA qui ont énormément misé sur le fait de pouvoir récupérer l’organisation pour relancer leur soccer local. On en parle notamment dans le numéro 2 de notre magazine mais le fait que les USA n’obtiennent alors pas cette Coupe du Monde a scellé le sort de la NASL (leur championnat d’alors) et il faudra celle de 1994 pour lancer la MLS.

Tout cela pour dire que les conséquences de l’organisation d’une Coupe du monde sont toujours immenses. Pour la Colombie, comme l’expliquent Pierre et Aymeric, l’impact aurait probablement été plus sur les infrastructures plus que sur le développement du football local, mais il aurait évidemment été immense. Et puis, comme le souligne Aymeric, la Colombie est une terre de football, une vraie, et la passion de ses supporters est incroyable. À chaque compétition, tu as des vagues jaunes qui envahissent les villes hôtes.

Pour avoir vécu la Copa América 2015 au Chili, j’ai encore en mémoire l’arrivée à Rancagua pour le premier match des Cafeteros (défaite 1-0 face au Venezuela). La ville était toute jaune, il y avait des Colombiens partout, c’était une folie. La première remarque qu’on s’est fait a été : « mais on est toujours au Chili ? ». Même les Argentins ne me paraissaient pas aussi nombreux. Le tout dans une vraie ambiance joyeuse, festive. Si le pays avait pu accueillir une Coupe du monde, même dans le contexte violent des années 80, je suis sûr que ça aurait offert des images incroyables dans les tribunes. Ces gens sont des fous de football, le fait qu’ils n’aient finalement pas eu leur Coupe du monde restera une cicatrice pour eux mais surtout un énorme manque à gagner pour le football mondial.

[1Allusion au but refusé pour hors-jeu au défenseur colombien lors du Brésil-Colombrie 2014.

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