Les premiers Bleus : Marcel Triboulet, l’empereur dénoncé

Publié le 17 mai 2024 - Pierre Cazal

Porteur d’un patronyme de fou du roi et affublé d’un prénom difficile à porter qu’il a lui-même changé, Marcel Triboulet a fait huit jours de salle de police pour avoir joué en sélection lors d’une permission, en 1912.

Cet article fait partie de la série Les premiers Bleus
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Qu’est-ce qu’une chronobiographie ?

Triboulet est le nom des fous du Roi, celui du Roi René, et celui de François 1er dont Victor Hugo a fait le personnage principal de sa pièce Le Roi s’amuse, en 1832. Mais c’est aussi, plus modestement, le nom d’un international, qui a connu 6 sélections officielles de 1911 à 1919, et qui fut au centre d’une anecdote bien connue, citée partout.

Mais sait-on que Triboulet ne se prénommait nullement Marcel ? Son père, maréchal-ferrant à Thieffrans, l’avait affublé du prénom martial de… Jules César ! Authentique : on peut vérifier sur la fiche militaire du joueur ; vous ne l’y trouverez pas sous le prénom de Marcel (porté par deux autres personnes dont l’une née en 1896), prénom qu’il semble s’être choisi lui-même pour une raison inconnue, mais bien sous celui de Jules César.

Certes, Jules César était difficile à porter sans attirer les moqueries, surtout quand on ne mesure qu’1,59 m, mais Jules tout court aurait pu faire l’affaire. Triboulet a raconté sa carrière dans Sporting, en 1919, et signé Marcel Triboulet, preuve qu’il avait adopté ce prénom, qu’on retrouvera imprimé dans les journaux… jusqu’à son avis de décès !

Il apprend à jouer avec une boîte de conserve, sur le macadam

Il était né le 26 janvier 1890 à Thieffrans, mais a été élevé à Levallois où, selon ses propres dires, il a appris à jouer sur le macadam (titre de l’article sur Sporting), avec une boîte de conserve (vide…) en guise de ballon, en compagnie de Chayriguès et des frères Letailleur, qui tous signèrent en 1903 au FC Levallois de Gaston Barreau. Triboulet, ailier gauche de poche, rapide, dribbleur, bien accroché au sol et difficile à priver de ballon, centreur précis, se fit rapidement remarquer. « Notre plus brillant attaquant est Triboulet, qui jongle avec la balle comme un singe », écrit L’Auto : s’entraîner avec une boîte de conserve, qui ne rebondit pas, apprend à jongler et à jouer de volée. S’il ne devient international qu’en 1911, c’est parce que Levallois est affilié à l’USFSA, privée depuis 1909 de matchs internationaux pour avoir quitté la FIFA, avant de rejoindre le CFI en août 1910.

Marcel Triboulet (accoupi, le premier en partant de la droite) lors de France-Belgique du 28 janvier 1912 (photo agence Rol, BNF Gallica)

Décisif pour ses trois premières sélections, puis sanctionné

Il débute en avril 1911 contre la Suisse, puis joue contre la Belgique et encore contre la Suisse, en février 1912 : il a marqué un but et donné deux centres décisifs. Avec Henri Viallemonteil, il constitue un duo, à gauche, qui s’entend parfaitement, et était appelé à un bel avenir…sans l’incident qui va casser la carrière de Triboulet et fait l’objet de l’anecdote à laquelle il a été fait allusion plus haut, que je vais maintenant analyser en détail. Les faits sont les suivants : le soldat Triboulet a été sanctionné de huit jours de salle de police pour avoir joué le match France-Suisse du 18 février 1912, malgré l’interdiction qui lui en avait été faite. Et, pour faire bon poids, il a été privé de permission pour deux mois.

Que s’est-il passé ? Cette sanction est unique ; Marcel Triboulet n’était pas le premier à jouer un match (international ou pas) alors qu’il était sous les drapeaux, pendant une permission, et pas le dernier. Jamais il n’y avait eu de problèmes avec l’Armée : on sait que, en 1904, Fernand Canelle et Louis Mesnier avaient préféré user de pseudonymes parce qu’ils avaient franchi la frontière alors qu’ils bénéficiaient d’une permission ; mais ils jouèrent d’autres matchs (en 1905, par exemple, contre la Suisse) sous leur nom, sans être inquiétés le moins du monde. On a avancé l’hypothèse que seule l’USFSA possédait un accord avec l’Armée, mais on va voir que c’était faux.

  • L’Auto du 7 mars 1912 (BNF, Gallica)

Une permission avec interdiction de jouer

L’Auto, le 7 mars 1912, est revenu en détail sur l’affaire. Voici le résumé du long article qu’y consacre Robert Desmarets, qui s’est passionné pour le sujet, puisqu’il a plaidé la cause de Triboulet auprès du général du 7ème corps d’Armée dont dépendait Triboulet, caserné à Cholet). Il précise que Charles Simon, président du CFI, avait sollicité la permission du joueur auprès dudit général, récoltant en retour un refus non motivé. Néanmoins, comme c’était Mardi-gras, Triboulet a obtenu une permisssion de 36 heures, et « avant son départ, il lui fut notifié l’interdiction formelle de jouer le match pour lequel une demande avait été faite. » Triboulet se rendit à Saint-Ouen, où se jouait le match, et là, les choses ne sont pas claires.

Un remplaçant était prévu, du moins en théorie, il s’agissait du vitryot Poisson ; mais Desmarets écrit que Triboulet céda aux instances du public et finit par accepter de jouer : étonnant, car il y avait sur place des dirigeants du CFI, et depuis quand le public sélectionne-t-il les joueurs ? Ne faut-il pas plutôt comprendre que Poisson n’avait pas été prévenu qu’il aurait à jouer (pour preuve, L’Auto du 18 publie les compositions probables et y inclut Triboulet), et que, Triboulet étant présent, comme par hasard, tout le monde, c’est-à-dire ses coéquipiers, les dirigeants, et, in fine, le public, prévenu de la situation, insista ? Le compte-rendu du match, publié dans Football, dit que le coup d’envoi fut donné avec une demi-heure de retard : le temps des discussions ?

Un dénonciateur inconnu et bien renseigné

Quoiqu’il en soit, Triboulet passa outre l’interdiction, et fit un match remarquable, il est précisé que Viallemonteil et lui « s’entendirent comme larrons en foire » et tous deux sont qualifiés de joueurs de grande classe. Mais, et je cite à ouveau Desmarets : « Un lâche anonyme découpa le compte-rendu du match de L’Auto et l’envoya au commandant du 77ème d’Infanterie, qui, bien à regret, se vit obligé de gratifier Triboulet de 8 jours de salle de police, qui devinrent peu de jours après 8 jours de prison, le tout accompagné d’une privation de permission de deux mois ». Bref, Triboulet a été dénoncé, par quelqu’un qui connaissait l’interdiction et connaissait le régiment où était caserné le joueur ! On ne saura jamais qui.

Desmarets (et non Charles Simon, notez-le) écrivit au Général, fut reçu et obtint que la prison soit remplacée par la salle de police, mais pas l’annulation de la sanction, puisqu’il y avait eu désobéissance. En revanche, « sur le fait de l’interdiction faite à un joueur parce qu’il appartient au CFI et non à l’USFSA, de jouer une partie de football, la surprise fut grande ». Bref, cette interdiction n’existait pas. Par contre, quelqu’un, dans les bureaux du Ministère des Armées, a pris sur lui de refuser la permission, en prévenant le commandant du 77ème d’Infanterie, précaution étonnante ; la même personne qui a dénoncé Triboulet ?

Deux sélections avant la Guerre, une dernière juste après

Le CFI s’est gardé de resélectionner Triboulet pendant deux ans. Il faut dire que Raymond Dubly avait pris la place vacante et qu’il lui était supérieur. Triboulet put jouer en 1914 deux matchs que Dubly ne désirait pas jouer, en raison de la pénibilité des déplacements, vers le Luxembourg (pas de liaison directe à l’époque) et vers la Hongrie. Pendant la Guerre, devenu Racingman, Triboulet joua deux France-Belgique officieux, en 1916 (1-4) et 1918 (2-5), et le premier France-Belqique officiel d’après-guerre, celui de 1919 (2-2). Ensuite, Dubly reprit l’avantage. Il termina sa carrière en 1922 avant de quitter Paris, pour des raisons professionnelles.

Un éclat d’obus deux doigts au-dessus du cœur

Pendant la Guerre, Triboulet fut blessé en septembre 1914, et détailla dans Sporting ses trois blessures, dont deux dues à un éclat d’obus : à la poitrine (« deux doigts au-dessous du cœur ») au bras (« cassé à 5 cm du poignet ») et la troisième à un coup de baïonnette dans le pied (droit, Triboulet étant gaucher), blessures qui lui valurent d’être réformé en 1915… et de pouvoir rejouer au football au Racing !

Comptable de formation, Triboulet connut une ascension professionnelle et sociale telle qu’il en était possible, à une époque où il n’était pas nécessaire de posséder des diplômes : il devint le directeur de l’usine Weeks, située à Saint-Just-en-Chaussée (textiles), puis adjoint au maire, bref un notable, s’occupa du petit club de Saint-Just, organisa sa fusion avec l’US Creil. C’est à Creil qu’il a trouvé la mort, dans un accident de la circulation : son automobile serait entrée en collision avec un side-car militaire et aurait terminé sa course dans un fossé. Gravement blessé, il avait été transporté dans une « maison de santé » à Creil, où il décéda des suites de ses blessures le 29 avril 1939 à 49 ans. Détail dramatique, sa femme se suicida une semaine plus tard au gaz.

Les 6 matchs de Marcel Triboulet avec l’équipe de France

Sel.GenreDateLieuAdversaireScoreTps JeuNote
1 Amical 23/04/1911 Genève Suisse 2-5 90 passe décisive pour Mesnier
2 Amical 28/01/1912 Saint-Ouen Belgique 1-1 90 passe décisive pour Maës
3 Amical 18/02/1912 Saint-Ouen Suisse 4-1 90 but à la 60e
4 Amical 08/02/1914 Luxembourg Luxembourg 4-5 90 but à la 80e
5 Amical 31/05/1914 Saint-Ouen Budapest 1-5 90
6 Amical 09/03/1919 Bruxelles Belgique 2-2 90 passe décisive pour Hanot
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