Les premiers Bleus : Raymond Jouve et la consigne oubliée

Publié le 4 août 2023 - Pierre Cazal

Initialement affublé du prénom Albert, Raymond Jouve est l’un des nombreux éphémères des Bleus en 1906. Son unique sélection contre la Belgique aurait pu être l’acte de naissance du gegenpressing…

Cet article fait partie de la série Les premiers Bleus
6 minutes de lecture

Comme beaucoup de « premiers Bleus », Jouve a donné du fil à retordre dès qu’il s’est agi d’établir son état-civil, et je dois commencer cet article par un mea culpa, puisque je l’ai appelé Albert en 1998, sur la foi d’une homonymie ! Je m’en suis vite repenti, dès que j’ai trouvé, sur l’Auto, et grâce à Gallica (qui n’existait pas en 1998), l’initiale R comme prénom, à plusieurs reprises, ce qui n’autorisait plus le doute…un peu tard.

Donc R, mais Raymond ? L’annuaire FFF pour la saison 1986-87 donnait René !
C’est La Vie au Grand Air, en chroniquant en 1905 le match opposant le Gallia Club de Paris au Real de Madrid, qui m’a mis sur la piste, mais la certitude n’a été apportée qu’en consultant récemment (et via l’article Wikipedia consacré à Jouve, qui le liste en annexe) le compte-rendu du match effectué par la célèbre revue espagnole Marca. Elle propose en effet en toutes lettres : « Raymond Jouvé » comme le buteur du Gallia (1-1), alors que curieusement La Vie au Grand Air ne parle que de...Raymond, y compris en légende de sa photo !

Georges Bayrou, l’autre Sétois du Gallia Club

Raymond Jouve est né le 10 février 1886 à Cette (l’orthographe a été changée en 1926 pour Sète) d’un père travaillant au PLM, la ligne ferroviaire du Paris-Lyon-Méditerranée, intégrée à la SNCF en 1938. Ce père a été muté à la gare de Charenton, et c’est à Charenton qu’était basé le Gallia Club, où se distinguait un autre Sétois, dont on a déjà parlé, à savoir Georges Bayrou. Est-ce que c’est Bayrou, son aîné, qui a attiré le jeune Raymond Jouve au Gallia ? On l’y trouve en tout cas dès novembre 1900, alors que parallèlement il joue dans l’équipe du Lycée Charlemagne.

Raymond Jouve (assis, au milieu) sous le maillot du Gallia Club le 7 janvier 1906 (BNF, Gallica)

Il a à peine 16 ans qu’il est déjà étiqueté comme buteur, il marque trois fois en décembre 1902 contre le Paris Star ; il en marque deux en avril 1903 contre Levallois, et le commentaire est révélateur : « il descend tout le terrain, passe les arrières ». Ce style, on le connaît, c’est la marque du joueur de « dribbling game », individualiste, qui fonce tout seul vers le but, avec fougue et plus ou moins de brio, plutôt moins en ce qui concerne Jouve, qui « possède un rush irrésistible », mais auquel on reproche « un jeu trop personnel » en janvier 1906.

Décalé sur l’aile droite pour son unique sélection

Ces critiques expliquent pourquoi Raymond Jouve ne compte qu’une seule et unique sélection en équipe de France, en avril 1906, contre la Belgique (0-5), match au cours duquel il échoua à placer son fameux rush. Il faut dire, à sa décharge, qu’il avait été placé à l’aile droite, alors qu’il était habituellement centre-avant ! Pour quelle raison ? Déjà, pour jouer Paris-Nord en janvier, Jouve avait été placé à l’aile, avec le commentaire suivant : « on lui reproche son jeu trop personnel, c’est pour cette raison qu’il jouera à l’aile et non au centre », sous-entendu les ailiers ont le droit de jouer de façon personnelle, mais pas la triplette centrale, censée combiner.

Sauf que sur le terrain, Jouve joue au centre, marque un des buts (3-0) et s’en voit refuser un second pour hors-jeu. Néanmoins cette idée refait surface pour affronter les Belges en avril ; commentaire : « Jouve devient ailier à la grande surprise de bien des gens ; à cette place il peut utiliser à son aise ses grandes qualités et ses évidents défauts. » Et cette fois-ci, Jouve est bien à l’aile, la triplette centrale est formée de Mesnier, Royet et Cyprès, qui se connaissent bien et savent combiner, ils l’avaient démontré en 1904.

Pierre Allemane a oublié la consigne : marquer Poelmans !

Mais ça ne fonctionnera pas cette fois-ci, la Belgique gagne 5-0 ! En lisant le compte-rendu du match, on apprend que le défenseur belge Poelmans (qui a raté un penalty), s’étonne en ces termes : « Je croyais qu’un avant était spécialement chargé de me marquer, lequel était-il ? » Quelques lignes plus loin, confirmation : « Les ailes restent isolées ; pour Jouve, cela se comprend puisqu’il avait la consigne de gêner Poelmans (notons cependant qu’il n’en a rien fait), ce qui lui donnait l’air inutile et dépassé d’un transplanté (sic !!) ». Et le lendemain, encore une info de plus : « J’apprends là (dans le vestiaire, où le journaliste s’est introduit) que la capitaine de l’équipe de France, Allemane, a oublié de passer à Jouve la consigne qu’il avait reçue : marquer Poelmans. Je commence à comprendre pourquoi Jouve, qui joue habituellement au centre a été si nul à l’aile. »

Pauvre Jouve, que de sucre cassé sur son dos : il ne rejouera jamais sous le maillot national (qui n’était pas encore bleu). Mais arrêtons-nous un instant sur cette information : la consigne tactique de marquer l’arrière Poelmans avait donc été donnée, mais pas exécutée, non par mauvaise volonté de celui qui en était chargé, mais par négligence du capitaine…

Rappelons qu’alors, c’est le capitaine qui s’occupe de la tactique, et non le ou les sélectionneurs comme aujourd’hui. C’est ce qui explique que la consigne n’a pas été directement transmise à Jouve par celui qui en avait eu l’idée, et qui n’est pas nommé. Les sélectionneurs sont alors les deux André, Billy, le Nordiste, et Espir le Parisien, mais on sait aussi que le journaliste Ernest Weber était très présent dans le vestiaire, très influent depuis 1904, et la SEFA. S’il faut choisir, c’est lui que je désignerais. Maintenant, pourquoi marquer Poelmans ?

Les prémices du gegenpressing, un siècle plus tôt

Là, on tient un scoop : Jürgen Klopp, l’entraîneur allemand de Liverpool, s’est rendu célèbre avec le concept de « gegenpressing » : les attaquants ont pour mission de défendre très haut dans le camp adverse, en chargeant les arrières adverses lorsqu’ils veulent relancer, il s’agit non seulement de les gêner, mais d’intercepter les passes, de façon à mener un contre meurtrier, quand toute l’équipe adverse se projette vers l’avant.

Bien entendu, ce « gegenpressing » doit être collectif pour être efficace. On peut donc considérer qu’en 1906, Jouve a été le premier joueur international chargé théoriquement d’appliquer un gegenpressing individuel, et on aurait bien aimé voir ce que cela aurait donné si Raymond Jouve avait effectivement reçu la consigne et s’il avait tenté de l’appliquer… Poelmans aussi, d’ailleurs, car il en avait entendu parler !

Edgard Poelmans, qui avait joué les deux précédents matchs France-Belgique, en 1904 et 1905, était donc bien connu d’Espir et Weber, qui s’occupaient de l’équipe de France depuis le début, et ils avaient noté que l’arrière belge, loin de dégager à grands coups de botte aériens comme c’était de tradition pour les arrières (avant Gabriel Hanot, en France, on l’a vu dans un précédent article), relançait par des passes précises à ses avants, d’où l’idée de les intercepter, si possible. Idée excellente, d’avant-garde… à condition de s’assurer que la consigne soit appliquée, et quoi de mieux à cette fin que d’en toucher un mot directement au joueur chargé de la mission ?

Dommage que cela n’ait pas été fait, ç’aurait été une première en matière de tactique.

Un match de prestige contre le Madrid FC devant le Roi d’Espagne

Pour Raymond Jouve, ce France-Belgique catastrophique (on se moque de lui ouvertement dans la presse) marque une cassure, on n’entend plus guère parler de lui après, il va même se replier et jouer à l’arrière (à partir de 1910, et pour l’UA1), puis devenir arbitre, alors qu’avant, et notamment en 1905, il était en plein boom. Car l’année 1905 est celle de Raymond Jouve et du Gallia : champion de Paris, puis de France, et pas n’importe comment pour le buteur : deux buts en quart de finale contre Saint-Servan (2-1), deux autres en demi-finale contre Toulouse (5-0), et le but en finale, de la tête, contre Roubaix (1-0) ! Puis, en octobre, l’honneur de représenter la France à l’occasion du match qui oppose le champion de France au champion d’Espagne, le Madrid FC (qui ne s’appelle pas encore le Real), en présence du roi Alphonse XIII et du président Loubet. C’est ce match (1-1) que La Vie au Grand Air et Marca chroniquent, comme indiqué plus haut.

Mais, en dépit de ces réussites, Jouve n’accède pas à l’équipe de France, qui joue deux fois en 1905, car le titulaire au poste d’avant-centre est le vétéran Georges Garnier, intouchable. Il devra donc patienter jusqu’à 1906, mais la prestation décevante livrée face aux Belges lui ferme les portes de l’équipe de France, à peine entr’ouvertes !

Employé des chemins de fer comme son père, Raymond Jouve sera affecté, pendant la Guerre de 14-18 au PLM, la continuité des services ferroviaires étant primordiale : il échappera donc à la boucherie qui a tué tant de Bleus, et on perd sa trace après 1922, année où il est signalé qu’il se consacre à l’arbitrage. On ignore sa date de décès, introuvable tant sur son acte de naissance (où elle aurait dû figurer en mention marginale) que sur les registres de l’INSEE.

Le seul match de Raymond Jouve avec l’équipe de France A

Sel.GenreDateLieuAdversaireScoreTps JeuNotes
1 Am. 22/04/1906 Saint-Cloud Belgique 0-5 90 première défaite à domicile

Entre 1904 et 1919, 128 internationaux ont porté au moins une fois le maillot de l’équipe de France. Si leur carrière internationale est la plupart du temps anecdotique, leur vie est souvent romanesque.

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