Vincent Duluc : « C’est le talent des joueurs qui donne des options »

Publié le 13 avril 2021 - Bruno Colombari

Dans la foulée de son livre « Les (vrais) maîtres du jeu », Vincent Duluc a répondu à nos questions sur les récupérateurs de l’équipe de France de Fernandez à Kanté, sur Deschamps sélectionneur ou sur René Girard à Séville.

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A L’Equipe, où il travaille depuis 1995, c’est celui qui raconte les Bleus (mais pas que, évidemment). Quand son livre sur les récupérateurs a été annoncé (lire l’article de Richard Coudrais, Les (vrais) maîtres du jeu, ou l’odyssée du six), avec en couverture notamment Kanté, Vieira et Deschamps, je me suis dit que ce serait intéressant de l’interviewer en resserrant la focale sur cette fonction et son évolution en équipe de France. Ce qui ne nous a pas empêché de parler aussi de Zidane et de Griezmann...

Deschamps sélectionneur est dans le continuité de Deschamps joueur en terme de résultats et de leadership. Ça n’a pas été du tout le cas de Platini. Comment expliquer cela ? L’absence d’expérience en club ? Une trop grande proximité avec les joueurs ?

Il y a l’idée d’un cycle et de générations. Platini sélectionneur est arrivé juste après la génération de Platini joueur, et celle qu’il a géré a été une génération perdue, puisqu’elle a manqué deux Coupes du monde. Platini est coresponsable de l’élimination de 1990 avec Henri Michel. Cette génération n’était pas prête à prendre le relai, soit qu’elle avait été mal préparée par la durée de la génération précédente, soit qu’elle ait été touchée par le syndrome de l’héritier, des gens qui profitent d’un héritage mais qui le dilapident. Je pense que c’était le cas pour certains joueurs. J’aime beaucoup Jean-Marc Ferreri, mais il est assez révélateur de cette génération-là.

Didier Deschamps est arrivé comme sélectionneur presque au plus mauvais moment, qui était sans doute le meilleur moment pour lui : Laurent Blanc avait quand même extrait l’équipe de France des ruines de 2010, et n’avait pas été trop haut, juste un quart de finale de l’Euro. Et il y avait une génération qui avait du talent. Parfois c’est générationnel, mais c’est le talent des sélectionneurs. Michel Platini en sélection, ça aurait été trois ans et demi passés sur un banc, alors que Deschamps avait appris son métier longtemps avant. Je pense quand même que Platini-sélectionneur a été victime du crépuscule de la génération de Platini-joueur.

Et Zidane ? Comme Deschamps, il fait une carrière d’entraîneur remarquable dans les résultats, sans vraiment laisser une trace identifiable dans l’organisation du jeu…

En sélection, c’est beaucoup moins le cas qu’en club. Il faut être honnête : même si Deschamps est un sélectionneur qui s’adapte, le fameux pragmatisme, la gagne, cette imagerie d’Epinal un peu facile, ce qu’il fait souvent remarquer c’est que très peu de sélections ont une identité de jeu profonde. Elle peut être ponctuelle, elle ne se voit que pendant les phases finales mais jamais dans l’intervalle, jamais dans les qualifications…

« Deschamps et Zidane ont sans doute beaucoup plus de choses en commun qu’on ne l’imagine »

Je trouve un peu sévère de dire que Zidane ne laisse pas de traces dans le jeu. J’étais à Madrid mardi soir, quand on voit le milieu de terrain Casemiro, Kroos et Modric, c’est compliqué de dire qu’il n’y a pas de style de jeu. Après, il n’a pas inventé quelque chose, c’est vrai. Mais très peu d’entraîneurs inventent quelque chose. Deschamps et Zidane ont sans doute beaucoup plus de choses en commun qu’on ne l’imagine.

Vous parlez assez peu de Luis Fernandez, qui a manqué de peu la Coupe du monde 1982 et qui a contribué à rééquilibrer le milieu des Bleus. Son rôle était-il moindre que celui de Tigana ?

Non, je ne pense pas. C’était un joueur absolument fantastique, Luis, mais il avait un rôle un peu plus hybride. Tigana courait pour les autres, et Luis courait à la fois pour les autres et pour lui-même. Platini le chambrait en lui reprochant de vouloir être partout à la fois, de ne pas rester à sa place, de vouloir toucher les ballons dont lui ou Giresse auraient su quoi faire mieux que lui… Je n’ai pas toujours vu Luis comme un vrai 6 en fait. A l’Euro 92, il avait le numéro 10, et c’était lui le meilleur technicien du milieu de terrain.

Vous évoquez en revanche René Girard dans le chapitre des méchants, en disant qu’il aurait pu changer le cours du match de Séville s’il avait été sur le banc et s’il avait pu rentrer. Qu’aurait-il apporté selon vous ?

Il aurait pu apporter d’être l’homme qui fallait à la place qui fallait, pour traduire l’expression anglaise. C’était juste un milieu de terrain, et la complexité de ce match-là, c’est qu’il y a deux blessés au milieu, et qu’il n’y avait pas un seul milieu de terrain sur le banc. C’était aussi basique que ça. Ensuite, oui, il aurait apporté une méchanceté, une culture du poste que n’avaient ni Battiston ni Lopez. J’ai retrouvé la phrase de Lopez qui, en entrant, demande à Platini « je vais où ? » (rires)...

« Girard aurait amené une culture du poste qui aurait beaucoup aidé les Bleus »

C’est révélateur du contraste entre ce qu’a été ce match et les ressources de coaching qu’avait Hidalgo. Je ne le critique pas, il devait faire des choix, il ne pouvait mettre sur la feuille de match que quatre joueurs de champ remplaçants. Ça limitait beaucoup ses options.

Je pense que René Girard, même sans grande expérience internationale, aurait amené une culture du poste qui aurait beaucoup aidé les Bleus pendant la prolongation, oui. Il était mieux organisé pour subir, il aurait pu freiner un peu tout ça.

Ce genre de profil existe-t-il encore en sélection ? Qui s’en rapprocherait ?

Le monde a un peu changé. Mais c’est compliqué car René Girard était un très bon joueur de ballon, il ne faut pas faire croire que c’était juste un ancien Nîmois qui avait appris à mettre des pains à Jean-Bouin. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui… On peut trouver des héritiers dans la Ligue 1 : un joueur comme Benjamin André à Lille ressemble un peu à René Girard dans la manière de créer, de gérer le tempo d’un match, de mettre des coups, de mettre la pression sur l’adversaire. Mais en équipe de France, il n’y en a pas vraiment qui lui ressemblent. Personne n’est aussi méchant que lui. Tolisso, dans un grand jour, peut être un peu méchant, mais ça reste un joueur un peu différent.

L’influence de Kanté en sélection est déterminante. Était-ce une erreur de le sortir de l’équipe type à l’Euro 2016 à la mi-temps du match contre l’Irlande, pile au milieu du tournoi ? N’aurait-il pas pu apporter quelque chose à la finale manquée contre le Portugal ?

Dans la mesure où la finale s’est mal finie, on peut soit considérer que ça s’est joué à deux centimètres sur la frappe de Gignac sur le poteau, soit considérer qu’il a manqué quelque chose à l’équipe de France. Il est possible que Kanté ait manqué. Mais, et Dieu sait que parfois je fais des reproches à Didier Deschamps, et qu’il me reproche ces reproches (rires), c’est le sens du tournoi de prendre des décisions à un moment, et que le sens du match de faire des vainqueurs et des perdants.

« En finale, Nzonzi n’avait même pas besoin d’être bon pour paraître meilleur que Kanté »

A partir du moment où le sélectionneur a pris une décision, qu’il a réglé le problème du positionnement de Griezmann, parce que c’était ça l’enjeu en fait, qu’il lui a donné sa liberté et que Kanté en a été numériquement victime et que ça a marché, il a déclenché quelque chose et n’avait pas de raison de faire marche arrière. Je ne suis pas sûr que tout le monde aurait compris qu’il fasse jouer Kanté en finale, compte tenu de ce qu’on a vu en quart et en demi. Même si en demi on a peut-être confondu le bonheur de battre l’Allemagne et le contenu du match.

Sa sortie en début de deuxième mi-temps contre la Croatie n’a pas été pénalisante, contrairement à celles de Genghini en 1982 contre la RFA ou de Vieira en 2006 contre l’Italie. Pourquoi ?

Pour moi c’était purement athlétique. Il avait tellement donné… On l’a vu avec Vieira qui avait bien plus d’expérience que lui. Ses crampes en finale en 2006, c’était pas athlétique. C’était le stress, la pression… Tout s’est mêlé pour Kanté et il a été rejoint par la fatigue, par ce stress-là aussi et qu’il était carbo. Il a fait son plus mauvais match du tournoi en finale. Donc le changement n’était pas choquant. Nzonzi n’avait même pas besoin d’être bon pour paraître meilleur ! Il suffisait qu’il fasse ce qu’il savait faire, tranquille, et voilà.

En creux, est-ce que ça veut dire qu’un numéro 6 influent comme l’est Kanté peut à la fois contribuer à faire gagner un match s’il est dans un grand jour ou contribuer à handicaper l’équipe s’il n’y est pas ?

Absolument. Ce sont devenu des joueurs tellement centraux à tous les sens du terme qu’ils obligent l’entraîneur à un coaching le jour où ils sont moins bien. Alors que pendant longtemps, dans une phase finale, l’essentiel du coaching concernait les attaquants. Quand il faut presser l’adversaire en fin de match, les attaquants doivent être capable de courir, de répéter les efforts. Aujourd’hui, ça change, mais retrouver de la fraîcheur au coeur du jeu, pour parler comme Laurent Blanc, c’est un enjeu fondamental.

« S’il n’y a pas Kanté, je ne sais pas qu’il y a derrière »

Le problème, c’est qu’en équipe de France actuellement il n’y a pas de doublure reconnue à Kanté…

Non. On a bien vu qu’avec Pogba-Rabiot, il y a du talent, mais je ne pense pas qu’on puisse voyager tout un été avec Pogba-Rabiot. Et ça ne tient pas à leur talent, mais à leur profil et leur complémentarité. Il manque Kanté, et s’il n’y a pas Kanté, je ne sais pas qui il y a derrière. Tolisso est capable d’équilibrer l’équipe, mais je ne vois pas comment il peut revenir à temps pour l’Euro. Camavinga, on a cru en lui pendant un mois, mais on va attendre un ou deux ans avant que ça revienne. Il a plongé, ce sont des choses qui arrivent. Il en est autant victime que coupable, je pense. Kanté est tellement inégalable qu’il vaut mieux s’organiser autrement que chercher un remplaçant. C’est un peu l’option de Deschamps.

Griezmann pourrait-il se reconvertir en meneur de jeu reculé à la Pirlo ?

Griezmann comme Pirlo ? Je ne me suis jamais posé la question, pour être sincère. Je ne sais pas. Il sait faire beaucoup de choses, mais est ce que sa qualité c’est le jeu long ? C’est quand même plus un joueur de petits espaces, que quelqu’un qui va orienter le jeu 50 mètres à droite, 50 mètres à gauche. Il faut vraiment avoir cette passe-là pour être capable de le faire. Alexander-Arnold peut être catastrophique sans le ballon, mais quand il l’a, il peut faire 60 ou 70 mètres de transversale tranquillement. Pogba peut le faire pied droit ou pied gauche. Griezmann, j’en sais rien. Je n’en suis pas sûr.

Maintenant qu’on constate que les attaquants sont encore compétitifs entre 33 et 40 ans, les raisons qu’ils auraient de reculer vont devenir moins évidentes. Leur préparation athlétique est beaucoup plus complète, ils arrivent à durer. C’est un mouvement qui était naturel et qu’on verra moins.

Une des caractéristiques de l’équipe de France actuelle n’est-elle pas la difficulté d’identifier les postes précis de ses titulaires, notamment au milieu de terrain ? Ou bien cette polyvalence fait-elle sa force ?

Je ne sais pas si on peut parler de difficulté. Après tout, on voit bien que Didier Deschamps a prévu pour l’Euro de jouer dans la même configuration qu’à la Coupe du monde, cet espèce de 4-4-2 légèrement asymétrique où l’élément à droite aura le droit de jouer beaucoup plus haut que l’élément à gauche qui sera Rabiot, dans la droite ligne de Matuidi. Les deux autres, s’il s’agit de Pogba et Kanté, on ne sait toujours pas si Kanté est meilleur en sentinelle ou dans un double pivot. On ne sait toujours pas quel est le meilleur poste de Pogba, milieu droit, milieu gauche, plus haut ? Ça ne me semble pas tellement gênant.

« Un vrai spécialiste serait plus un handicap pour le sélectionneur, sans doute »

Pour le coup, c’est aux joueurs de s’adapter à l’organisation générale, puisqu’ils sont polyvalents et qu’ils peuvent le faire. Ils sont tous assez indéfinissables mais ça va sans doute avec le foot moderne et le milieu moderne, qu’on puisse moins les ranger dans des cases précises. C’est plus le talent des joueurs qui compte. Un vrai spécialiste serait plus un handicap pour le sélectionneur, sans doute. Il peut obtenir des choses différentes à l’intérieur d’une organisation constante parce que justement ils ont des profils un peu atypiques.

On retrouve presque ce qu’a fait Hidalgo avec le carré magique de 1982, où il a pris trois numéros 10 a priori pas compatibles entre eux puisque longtemps Giresse a été la doublure de Platini. Je repense au match contre les Pays-Bas de 1981 où il a mis deux libéros, trois numéros 10, deux avant-centres, une organisation a priori aberrante, sauf que ça a marché…

C’est toujours pareil : c’est le talent des joueurs qui donne des options. Ça évite d’avoir à changer de joueurs, finalement, puisque c’est à eux de s’adapter. C’est peut-être ça aujourd’hui, la tendance. C’est peut-être comme ça qu’il faut lire les listes, parfois. Ce que j’aime dans les listes c’est qu’il y ait des joueurs avec des profils différents, capables de faire des choses différentes, comme Ndombele actuellement. Je sais ce que Nzonzi va apporter. Mais justement, je le sais. Alors que Ndombele sera surprenant.

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