Les premiers Bleus : Henri Beau, qui se faisait appeler Coulon

Publié le 19 avril 2024 - Pierre Cazal

C’est, chronologiquement, le huitième gardien de but de l’équipe de France, avec ses cinq sélections en 1911. Mais pourquoi, après 13 ans de carrière, Henri Beau s’est-il fait appeler Coulon ?

Cet article fait partie de la série Les premiers Bleus
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Qu’est-ce qu’une chronobiographie ?

Le recours à un nom d’usage est assez fréquent, chez les footballeurs (surtout au Brésil, au Portugal ou en Espagne, moins en France, voir cependant l’article que j’ai consacré à ce sujet), mais par contre l’usage d’un pseudonyme est beaucoup plus rare. En France, on n’en a que trois exemples, en dehors de celui de Zimako, plus particulier : ceux de Léon Huot (né Poissenot), Jacques Dhur (né Le Héno) et de Henri Coulon, né Ernest-Henri Beau.

Le cas de Beau alias Coulon est d’autant plus étonnant que le joueur n’a adopté son pseudonyme qu’au bout de 13 années de carrière, et va faire l’objet de l’étude qui suit.

Deux sélections officieuses contre les Corinthians en 1903 et 1904

Henri Beau, né le 28 novembre 1881 à Paris, a pris licence à la Nationale de Saint-Mandé en 1897 et s’est illustré dès 1902. Il a gardé les buts de la sélection de Paris qui s’était rendue à Londres pour défier le Marlow FC (0-4), match abondamment chroniqué dans la presse (on verra plus loin pourquoi je souligne ce fait), puis celle de l’équipe de France officieuse qui, par deux fois, affronta les fameux Corinthians, en 1903 (0-11) et 1904 (4-11). Rappelons que si l’équipe de France a officiellement ouvert son palmarès avec la rencontre contre la Belgique, à Bruxelles en mai 1904, elle n’en existait pas moins auparavant, mais officieusement.

La différence provient du fait que, pour être officiel, un match doit opposer deux équipes nationales, et non une équipe nationale et un club, comme c’était le cas pour les Corinthians, club réunissant l’élite du football amateur anglais pour des tournées en Europe et dans le Commonwealth. C’est ce qui explique que Beau n’est pas crédité par la FFF de deux sélections, alors que Coulon, lui, en est crédité de cinq.

  • La Vie au Grand Air du 24 décembre 1910 (BNF, Gallica)

Au plan national, Beau s’est également illustré dans son club, qui a successivement pris le nom de FC Paris, puis de CA Paris. Avec des coéquipiers du nom de Charles Bilot, Gaston Cyprès ou Louis Mesnier, il a gagné trois fois la Coupe Manier (réservée aux équipes alignant au moins huit Français), a disputé la finale du championnat de France 1906 (perdu contre le RC Roubaix) puis gagné cette même finale en 1909 (contre le Stade Helvétique de Marseille), le tout sous le nom de Beau.

International au water-polo

Mais il n’a pas eu droit à une sélection officielle en équipe de France à l’époque où il jouait sous le nom de Beau, Maurice Guichard, Georges Crozier, Zacharie Baton et Maurice Tilliette lui étant préférés, sans doute en raison de ses contre-performances face aux Corinthians (22 buts encaissées !), car on relève la critique suivante : « Nous avons vu Beau, dont le sang-froid est pourtant bien connu, absolument désemparé de ne pouvoir même pas essayer de sauver ses buts. Quelques sifflets à son adresse se firent entendre, fort injustement, car il n’y a rien à faire contre des shoots à trois mètres. »

26 octobre 1910 (agence Rol, BNF, Gallica)

Injustement ou pas, Beau recule dans la hiérarchie ! Par ailleurs, notons que Beau était membre de la Commission de Football de Paris à l’USFSA en 1904, et qu’il occupait aussi les fonctions de secrétaire de son club, sa notoriété était donc patente. Dernier détail : Beau pratiquait aussi le water-polo au CAP, avec lequel il a été 3 fois champion de France (1905, 1906 et 1908) et même international, cette fois-ci !

Et puis, sans aucune explication, le nom de Beau disparaît des compte-rendus, pour laisser place à celui de Coulon, pendant l’été 1910. L’Auto ne dissimule pas qu’il s’agit d’un pseudonyme : « Sous ce pseudonyme se cache un des meilleurs goalkeepers parisiens », peut-on lire en octobre 1910, sans cependant dire de qui il s’agit, ni révéler la raison de ce changement. Il faudra attendre sa mort, pour découvrir la vérité, en juin 1928 : « Henri Beau fut, sous le nom de Coulon, un des meilleurs gardiens de l’équipe de France ». Les journaux ont donc respecté, de son vivant, sa volonté (tardive !) d’anonymat.

Enfin sélectionné en A en 1911, sous le nom de Coulon

Car la carrière d’international de Beau ne commence qu’en janvier 1911, sous son nouveau pseudonyme de Coulon. Elle est courte : 5 matchs, en 4 mois. Peu glorieuse, encore une fois : 5 défaites, 20 buts encaissés, avec une progression inquiétante : 3, puis 5, et enfin 7, contre la Belgique. Pourtant, il n’est cette fois-ci pas accablé par les journaux, voici ce que dit le fameux Barnoll, dans Football en mars 1911 : « Coulon , dans les buts, fut excellent, il eut beaucoup d’ouvrage et l’accomplit idéalement. La foule le porta à la fin de la partie un instant en triomphe, c’était justice. Encore une fois, son unique défaut consiste dans sa répugnance à plonger quand la balle passe hors de portée de son pied, à ras du sol. »

C’est que le style de Beau/Coulon est assez particulier, proche de celui d’un gardien de handball. Il se sert peu de ses mains, sinon pour dévier les ballons, ne plonge jamais, et axe son jeu sur le placement. Il est donc plus efficace sur les tirs de loin, car il peut boucher l’angle de tir, que sur les tirs de près, où il ne compte que sur ses pieds, qu’il jette en opposition, à la manière d’un Neuer aujourd’hui. Il n’a rien du gardien bondissant sur sa ligne, qui plaît davantage aux foules.

  • Tous les Sports du 1er avril 1911 (BNF, Gallica)

Un simple intérim entre Tessier et Chayriguès

En fait, Coulon accomplit un intérim : avant lui, les cages de l’équipe de France étaient gardées par un joueur brillant, très différent, Louis Tessier : mais celui-ci a dû partir au service militaire en octobre 1910 et il faut pourvoir à son remplacement. Le CAP, nouvellement affilié au CFI, accomplit une saison brillante, qui le mènera à remporter le Trophée de France (qui oppose les champions des différentes fédérations composant le CFI, dont on rappelle qu’il n’était qu’une superstructure, en charge de l’équipe nationale, et d’un tournoi interfédéral, le Trophée de France, mais pas d’un championnat) en 1911. Coulon garde les buts du CAP lors de cette finale, remportée face au champion des patronages, l’Etoile des deux-Lacs (1-0) ; à bientôt 30 ans, il a beaucoup d’expérience.

Face à lui, l’alternative se nomme Pierre Chasselain, du CA Vitry (FCAF), mais il n’a que 20 ans et fort peu d’expérience, le championnat de la FCAF étant de faible niveau. Le choix est donc vite fait, et Coulon reçoit alors l’honneur qui lui avait été refusé lorsqu’il se faisait appeler Beau… Pas pour longtemps, il est vrai, car un jeune rival, qui n’a que 19 ans , se fait remarquer : il s’appelle Pierre Chayriguès, et sera le premier gardien français de classe mondiale, mais à ce moment-là, il ne représente alors que l’avenir, et Coulon, le passé… mais aussi le présent ! Coulon s’efface donc en 1912, mais il reste une référence à son poste, comme le prouve le numéro spécial consacré au football par la revue La Vie au Grand Air en 1914, où il est chargé d’étudier le rôle du gardien de but.

L’hypothèse autour du pseudo

Reste maintenant à expliquer pourquoi Henri Beau a voulu changer de nom en 1910, au bout de 13 années de pratique et fort d’une notoriété bien établie, et pourquoi il a choisi le pseudonyme de Coulon. Je préviens tout de suite le lecteur : il n’existe aucune certitude, seulement des hypothèses dont je montrerai l’absurdité, avant de hasarder moi-même une autre hypothèse, qui ne vaudra que ce qu’elle vaudra. D’avance, je lance un appel : si un lecteur dispose de lumières sur ce sujet, qu’il n’hésite pas à nous les communiquer.

J’en viens à l’explication traditionnellement avancée pour justifier le recours au pseudonyme : elle figure dans le Dictionnaire des internationaux de 1954, qu’on trouve dans le Cahier de l’Equipe 1954 : « Portait un nom supposé sur les terrains de crainte d’être licencié par son patron » ; légende que reprend Gilles Gauthey dans son livre en 1962 : « pour éviter d’être connu comme sportif auprès de certaines de ses relations sociales ». J’ai déjà vu traîner dans des publications que jouer au football pourrait être mal vu par certains employeurs… on se demande bien pourquoi !

A ce compte- là, comment ont fait les quelques 120 Bleus qui ont joué avant 1914, sans compter les pionniers qui ont joué entre 1894 et 1904 ? Tous avaient des emplois, en général modestes, et s’il avait fallu recourir à des pseudonymes, Beau n’aurait pas été le seul ! Même le secteur bancaire s’ouvrait aux footballeurs, avec le CASG ! Quant aux dirigeants des clubs, et des fédérations, c’étaient des notables très bien insérés. Il s’agit donc là d’une légende urbaine.

Enfin, il suffit de constater que Beau travaillait chez un marchand de tissus depuis au moins 1902 (cela figure sur sa fiche militaire, et, en 1922, le Miroir des Sports dit qu’il est marchand de draps), que son nom figurait sur les journaux, que sa photo avait été publiée plusieurs fois sur la Vie au Grand Air : s’il y avait eu le moindre problème (et on se demande vraiment pourquoi un marchand de draps et tissus verrait d’un mauvais œil un employé footballeur…), il se serait manifesté avant 1910. Tout cela ne tient pas debout.

Un changement de nom lié au changement de fédération ?

Une autre hypothèse se fonderait sur la coïncidence temporelle entre le changement de nom et le changement de fédération de Beau. En effet, le CAP quitte l’USFSA fin août 1910 pour rejoindre le CFI (via la création d’une mini-fédération, regroupant quatre clubs parisiens seulement, à l’origine, la LFA, Ligue de Football-Association), et les joueurs de sa section football sont radiés de l’USFSA. Mais le CAP comporte une section water-polo, or la LFA et le CFI sont des organismes unisports, s’occupant seulement de football, et pas de water-polo.

Donc, la section water-polo du CAP reste affiliée à l’USFSA, et Beau est le capitaine de l’équipe, et même international… Difficile d’être affilié à deux fédérations antagonistes, dans deux sports différents. Pourrait-on alors imaginer que Beau resterait affilié à l’USFSA pour le water-plolo, et prendrait le pseudonyme de Coulon pour le football, au CFI ? C’est tentant, sauf que… dès le 15 août 1910 (soit une dizaine de jours avant la rupture du CAP-football d’avec l’USFSA), on trouve, dans L’Auto, à l’occasion d’un grand meeting international de water-polo, le nom de… Coulon pour le CAP !

De toutes façons, cette hypothèse ne rendrait pas pleinement compte d’un autre élément, à savoir le choix du pseudonyme. Pourquoi Coulon ? Ni la mère, ni les deux grands-mères du joueur ne s’appelaient Coulon ; la piste familiale ne donne donc rien. Tout juste remarque-t-on, si on est fouineur, que le mariage de la mère d’Ernest-Henri Beau (cuisinière) avec son père, Joseph-Henri (magasinier) a lieu en juillet 1881, ce qui veut dire que, l’enfant étant né en novembre, la mariée était enceinte de 5 mois !

Le vrai Henri Coulon était un avocat célèbre et peintre reconnu

Passons, et venons-en au patronyme Coulon. Il est très répandu, il n’y a pas moins de 24 Henri Coulon à Paris, selon les archives militaires… Or, on n’a pas le droit de prendre n’importe quel pseudonyme : les « vrais » Henri Coulon seraient en droit de revendiquer un préjudice auprès des tribunaux. La loi stipule en effet qu’un pseudonyme ne doit pas être prétexte à s’approprier la renommée d’un tiers, ou à s’attribuer une parenté inexistante avec une personne célèbre.

Or, il existe justement un Henri Coulon célèbre, au même moment ! Il s’agit d’Henri Laurent Felix Coulon, avocat de grande renommée (1855-1936) et, qui plus est, peintre connu : le lecteur peut consulter l’article Wikipedia qui lui est consacré. Le 2 mars 1911, alors que le 23 du même mois, le footballeur joue un match très chroniqué par les journaux, et devant 1638 spectateurs contre l’Angleterre, l’avocat-peintre expose 75 tableaux dans une galerie parisienne !

Henri Coulon (le vrai) aurait pu, à bon droit, s’estimer lésé par une usurpation d’identité, créant une confusion, puisque même le prénom était identique ! Mais cela n’a pas été le cas : Henri Beau a pu continuer sans problème à jouer jusqu’en 1914 sous le pseudonyme de l’avocat-artiste ; pourquoi ? Et quel motif avait Henri Beau de vouloir jouer sous le nom d’une personne aussi célèbre qu’Henri Coulon — car il est évident que l’avocat était célèbre bien avant 1900, et bien davantage que le footballeur, qu’il le restait en 1911, quand le footballeur est devenu international… Logiquement, quand on prend un pseudo, autant le choisir original, non ?

Chacun en déduira par conséquent ce qu’il voudra.

Ernest-Henri Beau est mort le 27 juin 1928, d’une longue maladie (signalée dès 1926 dans les journaux) très vraisemblablement provoquée par l’exposition aux gaz à Verdun, lors de la Guerre de 14-18.

Les 5 matchs de Henri Beau avec l’équipe de France

Sel.GenreDateLieuAdversaireScoreTps Jeu
1 Amical 01/01/1911 Charentonneau Hongrie 0-3 90
2 Amical 23/03/1911 Saint-Ouen Angleterre 0-3 90
3 Amical 09/04/1911 Saint-Ouen Italie 2-2 90
4 Amical 23/04/1911 Genève Suisse 2-5 90
5 Amical 30/04/1911 Bruxelles Belgique 1-7 90

Entre 1904 et 1919, 128 internationaux ont porté au moins une fois le maillot de l’équipe de France. Si leur carrière internationale est la plupart du temps anecdotique, leur vie est souvent romanesque.

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