Max Lehmann, le déserteur devenu doyen

Publié le 26 juin 2020 - Pierre Cazal

Né en Suisse, défenseur de la grande équipe sochalienne des années 30, il s’est moins fait remarquer par ses qualités sportives que par sa longévité, plus de 102 ans, qui en a fait le doyen des Bleus. Mais c’est aussi un étonnant déserteur, en septembre 1938…

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Max Robert Lehmann est né le 17 décembre 1906 à Bâle (Suisse), et mort le 18 avril 2009 à Riehen, dans la banlieue de Bâle. Il était donc âgé de 102 ans et 4 mois, et reste le doyen absolu des Bleus, ayant dépassé Georges Geronimi (101 ans et 7 mois, 1892-1994) et René Llense (100 ans et 7 mois, 1913-2014). Ce sont les trois seuls internationaux français centenaires, les doyens actuellement en vie étant les deux gardiens de but de la Coupe du Monde 1958 (avec Claude Abbes, mort en 2008), François Remetter et Dominique Colonna, tous deux nés en 1928 et allant gaillardement sur leurs 92 ans.

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FC Sochaux champion de France 1938. Lehmann est l’avant-dernier joueur debout à droite.


Max Lehmann ne fut pas un grand joueur. Demi-gauche, c’est-à-dire arrière latéral dans le 2-3-5 en vigueur depuis 1880, il défendait à l’ancienne, par l’interception, et relançait en passes courtes en ne dépassant pas la ligne médiane. Il était venu en France en 1927 rejoindre son frère non pour jouer au football (il n’avait disputé que 24 matches au Concordia de Bâle auparavant), mais pour travailler à la banque de Paris et des Pays-Bas grâce à ses études commerciales et de comptabilité, s’y était marié et avait joué arrière pour le Club Français.

Dans les filets du recruteur du FC Sochaux

C’était un club pionnier fondé en 1892 mais dont les jours de gloire étaient passés ; en 1929 il avait tout de même été champion de Paris, avant de remporter le championnat de France amateur qui se déroulait en tournoi final entre les champions régionaux. Lehmann fut alors attiré, ainsi que plusieurs de ses coéquipiers, dans les filets tendus par le recruteur du FC Sochaux Roger Dargein.

Le constructeur automobile Peugeot avait décidé de créer ex nihilo un club à Sochaux , et de le lancer dans une épreuve professionnelle qu’il organisait , appelée « Coupe Sochaux » ou « Coupe Peugeot ». Elle connut deux éditions : le FC Sochaux remporta la première en 1931 et Mulhouse la seconde, et s’il n’y en eut pas de troisième, c’est parce que le championnat de France professionnel fut créé à partir de la saison 1932-33, et que le FC Sochaux y prit part bien entendu. Il le gagna d’ailleurs deux fois, en 1935 et 1938, ainsi que la Coupe de France 1937.


 

Aux côtés de Mattler, Courtois, Cazenave et Di Lorto

Et Lehmann en était, en tant que demi-gauche d’une équipe dont les vedettes étaient son compatriote Trello Abegglen, son demi-compatriote Roger Courtois, les Franco-Uruguayens Hector Cazenave et Pierre Duhart, le pilier des Bleus Etienne Mattler, le gardien Laurent Di Lorto… Parmi toutes ces étoiles, Lehmann ne jouait que les utilités.

Il fut naturalisé français le 22 juin 1933, sur l’injonction des dirigeants sochaliens, en raison de la limitation du nombre de joueurs étrangers dans le championnat. Courtois ayant la double nationalité, Cazenave et Duhart ayant été « réintégrés » dans la nationalité de leurs ancêtres, Sochaux put empiler les stars venues de l’étranger. Lehmann accomplit son service militaire en 1934 dans l’artillerie en compagnie de Courtois, et remporta le challenge militaire Kentish, dans une équipe qui comprenait aussi Aston et Heisserer , c’était un bon cru ! 

Cependant, s’il n’avait pas joué au FC Sochaux en si brillante compagnie, jamais Lehmann n’aurait été sélectionné en équipe de France : il fut donc d’abord appelé contre l’Espagne (0-2) à Madrid le 24 janvier 1935 où le virevoltant ailier Lafuente le fit tourner en bourrique, de sorte que le trio de sélectionneurs Barreau-Delanghe-Rigal ne le reconvoqua pas... avant un an. Il eut une seconde chance le 8 mars 1936 contre la Belgique, et cela se passa bien mieux, malgré la qualité de l’ailier belge Versyp (3-0) : pourtant, Lehmann ne fut plus jamais sélectionné. C’est que le trio sélectionnant, qui disposait à ce poste d’un joueur brillant — Edmond Delfour — lui reprochait de trop dribbler et trop porter la balle, et lui cherchait des remplaçants ; il testa donc toute une ribambelle de joueurs... avant de revenir à Delfour !

Il prend la tangente pendant les accords de Munich

En 1938, à la suite de l’annexion par Hitler du territoire tchèque (mais peuplé majoritairement d’Allemands) des Sudètes, la France mobilisa, à partir du 23 septembre, pendant que se tenait une conférence pour sauver la paix à Munich. Lehmann choisit alors de déserter et regagna la Suisse (voir le récit du Miroir des Sports du 4 octobre). Bien mal joué, car la paix fut sauvée à Munich (quoique provisoirement), et les joueurs démobilisés dès le 6 octobre… Mais c’était trop tard pour revenir en arrière ; Lehmann fut radié par la FFFA (dès le 28 septembre), avec extension à la FIFA signifiée en janvier 1939, et il fut déchu de sa nationalité française le 6 juin 1940.


 

La suspension de la FIFA fut levée en 1941 et Lehmann put rejouer en amateur au FC Bienne jusqu’en 1944, mais sa carrière, ainsi que son image, étaient irrémédiablement brisées. Il se reconvertit en dirigeant une concession automobile, non pas Peugeot, ainsi qu’il l’avait sollicité sans grande pudeur, mais Fiat, et ceci jusqu’à sa retraite en 1975. Mais Sochaux l’invita quand même en 2007 pour le 80ème anniversaire de la Coupe gagnée en 1937, à la veille de la gagner de nouveau contre l’OM, et l’honora, considérant sans doute qu’il y avait prescription...ou ayant oublié !

Les confidences du Magnolienpark

C’est que curieusement, ni la page Wikipédia qui lui est consacrée, ni aucun autre site ne mentionnent sa désertion. Cette omerta est étonnante, dans la mesure où beaucoup de naturalisés (Hiden, Hiltl, Koranyi, Simonyi, etc) ont eux risqué leur peau sous l’uniforme français, de même que Roger Courtois qui fut fait prisonnier en 1940.

J’ai eu l’occasion de bavarder avec Lehmann en 1995, quand il était dans sa maison de retraite au Magnolienpark de Riehen, et j’ai osé aborder le sujet avec lui. Il m’a expliqué que sa naturalisation avait été forcée, qu’il ne se considérait pas comme français, que la Suisse était sa véritable patrie, et qu’en ces temps incertains il avait juste voulu s’y réfugier.

Le lecteur sera juge.

Pour terminer sur une note plus légère, mentionnons que Lehmann se vantait de ne jamais manger ni légumes ni fruits et de fumer comme un pompier, ce qui ne l’a pas empêché de friser les 103 ans !

Miroir des sports du 4 octobre 1938


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