Il y a vingt et un ans, en 1998, est parue l’Intégrale de l’équipe de France, que vous avez écrite avec Jean-Michel Cazal et Michel Oreggia. Pourquoi ce livre, ouvrage de référence pour tous ceux qui travaillent sur l’histoire des Bleus, n’a-t-il jamais été réédité ?
Le livre de 1998 a répondu à un besoin ponctuel, juste avant la Coupe du monde : il n’existait pas d’histoire à la fois analytique, match par match, et statistiquement fiable de l’équipe de France. Il n’a jamais été question de mises à jour périodiques ; d’ailleurs le livre compte déjà plus de 500 pages, il a fallu beaucoup condenser (donc sacrifier). Vous imaginez une réédition mise à jour pour 2019 ? Il y faudrait 800 pages au moins, ce n’est pas envisageable.
Quant à un tome 2, couvrant les vingt années écoulées depuis, il ne me motive pas. Pourquoi ? Parce que ce sont essentiellement les années les plus lointaines, les plus méconnues, 1890-1920, si vous voulez, qui m’intéressent. Après 1920, mon intérêt baisse graduellement, pour devenir minimal à partir des années 80, où les Bleus commencent à être surmédiatisés. Actuellement, le traitement des matches est devenu très pointu, tactiquement, grâce aux données Opta aussi, et je n’aurais rien à apporter.
Bien entendu c’est le point de vue de l’historien ; le supporter que je suis depuis le premier match que j’ai pu voir, en 1962, vibre à chaque partie. Quant à l’ouvrage purement statistique de 1992 d’où tout est parti, il répondait à une demande, elle aussi ponctuelle, de la FFF. Quand le président a changé, la politique fédérale un moment favorable à l’élaboration d’ouvrages statistiques et historiques a changé, elle aussi. Il n’en a plus été question depuis.
Comment avez-vous travaillé pour rassembler les informations et les feuilles de matchs contenues dans ce livre ?
Les annuaires fédéraux comportaient des erreurs dont la FFF était consciente, mais qu’elle ne parvenait pas à corriger parce qu’elle savait que cela supposerait un long travail de recherches auquel personne n’était prêt, en son sein. Songez que dans l’annuaire 86-87, par exemple, le listing des internationaux en comprend pas moins de 11 faux, tout en en oubliant 6 vrais ! Et je ne parle pas des erreurs portant sur les prénoms des joueurs, dont un nombre impressionnant sont carrément fantaisistes, à croire que quelqu’un les a inventés ...
« La France accusait un grand retard sur le plan statistique »
Il a donc fallu repartir de zéro. La technique a consisté à retrouver le maximum de compte-rendus dans les journaux d’époque, y compris dans la presse étrangère, car les matches se jouant à l’extérieur étaient mal couverts, voire pas du tout par la presse, jusque dans les années 30 ; Et à croiser les informations. Surtout ne pas se contenter d’une source unique.
Nous avons apporté un soin extrême à établir les équipes adverses, grâce aux nombreux annuaires parus en Europe. En fait, la France accusait un grand retard sur le plan statistique alors que beaucoup de pays possédaient des ouvrages très complets. Tout ceci nécessitait bien sûr de connaître plusieurs langues.
Pour les JO de 1908, dont les équipes cumulaient les erreurs, il a suffi de consulter le rapport officiel anglais pour tout corriger. En ce qui concerne les prénoms, les listings de renouvellement de licences ont beaucoup servi ; mais il est resté des lacunes, et aussi, je le reconnais quelques erreurs que je peux corriger aujourd’hui. Gallica n’existait pas, qui nous aurait bien facilité la tâche !
Nous avons donc dû beaucoup dépouiller dans les bibliothèques, visionner des bandes, et exploiter les collections de vieux journaux que nous avions pu constituer. 100% des erreurs concernaient la période qui va jusqu’en 1930, donc je me suis énormément concentré sur les 100 premiers matches. Le reste a été beaucoup plus facile à vérifier, d’autant qu’à partir des années 60, nous avions déjà tout, et que le magnétoscope a fonctionné à plein dès la fin des années 70. Ce fut un travail de romain, mais nous étions motivés par la mission que nous avait confiée la FFF.
L’accès aux archives est-il plus facile aujourd’hui qu’il y a une trentaine d’années ? Pourquoi ?
Il est certain qu’Internet accélère les recherches aujourd’hui : le site de la BNF, Gallica, propose un vaste choix de journaux numérisés d’avant 1944 ; des archives d’état-civil sont maintenant numérisées et en accès libre, etc...Mais il ne faut pas croire qu’Internet soit la panacée. D’abord, on n’y trouve pas des titres comme Plein Air, les deux Football, Sporting, ni la presse d’après 1945. Les fouineurs et collectionneurs ont encore de beaux jours devant eux !
L’Auto du 2 juin 1924
La FFF a bien aussi numérisé ses bulletins... mais ils sont loins d’être au complet, et les fiches consacrées aux joueurs qu’elle met en ligne sont souvent pauvres, voire inexactes, surtout sur des détails d’état-civil. Enfin, Internet regorge de sites répétant à l’envi des choses fausses, recopiées sans vérifier, et il faut avoir de l’esprit critique et ne pas gober tout ce qu’on y trouve. Pour ma part, je n’y ai pas trouvé grand chose d’autre de neuf que des indications d’état-civil, depuis la douzaine d’années que j’y effectue des recherches de complément, car nous avons réalisé nos livres de 1992 et 1998 sans.
Pour terminer par un exemple, je cherche depuis longtemps à savoir si Albert Polge (3 sélections en 1933 et 1934) a été oui ou non exécuté comme sa femme en 1944 à Nîmes, mais tous les sites consultés sur Internet ne servent absolument à rien, y compris les sites de généalogie. La plupart ignorent que Polge a été mêlé à des affaires de collaboration. J’en sais personnellement beaucoup plus sur tous les internationaux d’avant 1940 que ce qu’on peut trouver sur Wikipédia ou autres sites bien plus pauvres.
Comment expliquer que pendant les dix premières années de son existence (1904-1914), l’équipe de France n’avait pas de structure fédérale unique (la FFF n’est créée qu’en 1919) ?
Les premiers clubs, au Havre ou à Paris (Standard, White Rovers) se sont créés hors de toute structure fédérale. Ils arrangeaient leurs matches amicaux eux-mêmes , dans un périmètre réduit. Mais en 1894 a germé l’idée d’un championnat sur le mode anglais, d’où l’affiliation à la seule fédération existante, quoiqu’omnisports, l’USFSA [Union des sociétés françaises de sports athlétiques]. Les patronages catholiques n’étaient pas de vrais clubs, et fonctionnaient en vase clos : la FGSPF [Fédération gymnique et sportive des patronages de France, devenue en 1947 la FSF, fédération sportive de France] les a regroupés, à partir des années 1900. L’USFSA ne gérait que des sports amateurs, donc pas la boxe ou le cyclisme, qui avait l’UVF [Union vélocipédique de France].
Mais certains clubs de l’UVF ont fondé des sections sportives autres que le vélo : donc , ils sortent de cette fédération et se retrouvent dans la FCAF [Fédération cycliste et athlétique de France] ; quant aux professionnels (un grand mot car ils ne touchent que de modestes primes, parfois en nature : Gaston Barreau a dit qu’il avait joué pour une paire de chaussures neuves !), ils ont la FSAPF [Fédération des sociétés athlétiques professionnelles de France]. Enfin, en région, on ne veut pas forcément dépendre de Paris, c’est si loin : apparait une myriade de fédérations, comme la FASO au Sud-Ouest par exemple.
« La FIFA stipule en 1904 qu’une seule fédération est reconnue par pays »
Ce désordre ne gêne personne, c’est la liberté dans la diversité, jusqu’à ce que soit fondée la FIFA, car elle stipule qu’une seule fédération est reconnue par pays, et a l’exclusivité des rapports internationaux, de club ou de sélection. En clair, les autres en sont privés ! Cela change tout ! Lorsqu’en 1906, pour plaire au gouvernement qui vient de rompre avec l’Eglise, l’USFSA, qui lorgne une subvention, déclare la guerre aux patronages, la situation se tend davantage encore. Les exclus se regroupent sous la bannière du CFI [Comité français interfédéral], mais sont impuissants.
L’USFSA tient le bon bout, mais commet alors une énorme erreur, dont elle ne mesure pas les conséquences, mortelles pour elle à échéance : elle claque la porte de la FIFA, en 1908. Aux aguets, le CFI se hâte de prendre la place ainsi libérée, et la situation est inversée. Le CFI (superstructure regroupant FGSPF +FCAF+LFA [Ligue de Football Association]) bénéficie de l’estampille FIFA et a l’exclusivité. L’USFSA et ses clubs sont le bec dans l’eau !
Elle tente bien d’organiser ses propres matches internationaux avec des dissidents de la FIFA entre 1909 et 1912, mais se trouve acculée à l’humiliante démarche qui consiste à aller à Canossa, c’est-à-dire à solliciter son admission au CFI, en 1913 ! Cela lui coûte, elle renâcle, mais sous la pression de ses clubs, pour lesquels les matches de gala avec des clubs étrangers sont une grosse source de revenus, elle finit par céder.
« En 1913, il y a 12 sélectionneurs pour l’équipe de France ! »
Une unité de façade est ainsi constituée en 1913, car chaque fédération composant le CFI garde son autonomie, et c’est la bagarre, notamment quand il s’agit de l’équipe de France : 12 sélectionneurs, 3 par fédération... La guerre , autrefois externe, est maintenant interne, la situation n’est pas tenable.
Alors surgit l’idée de saborder le CFI et de créer une fédération unique et unisport, qui affiliera toutes les sections football des 4 fédérations du CFI, qui se laissent dépouiller. C’est chose faite en 1919, la guerre est finie en football aussi, et la preuve en est que la FFFA, devenue FFF en 1942, gère sans anicroches le football français depuis 100 ans, après 30 ans de tiraillements initiaux...
L’Auto du 9 avril 1919
Comment dans ce cas a été choisie la vraie équipe de France parmi les différentes sélections nationales françaises ? Est-ce que ça s’est fait rétroactivement, une fois la FFF installée ?
La FFF étant en continuité du CFI (seul affilié à la FIFA depuis 1909), a logiquement validé les matchs disputés sous sa bannière dans son premier annuaire, en 1920. Je rappelle que le CFI n’était pas une fédération, mais une structure chapeautant 4 fédérations (USFSA, FGSPF, FCAF, LFA), autonomes dans leur fonctionnement, d’où tirage et rivalités ; sa transformation en fédération unique a entraîné la disparition des 4 fédérations originelles et la fin des dissensions ! C’était simple, il fallait y penser et le faire...
Pour ce qui est des années antérieures, la FFFA a tout simplement reconnu a posteriori, sans débat, les matches validés par la FIFA depuis 1904, donc ceux de l’USFSA, à une époque où le CFI n’existait pas (il a été créé en 1906), et où ni la FGSPF, ni la FCAF, non affiliées à la FIFA, n’avaient le droit de disputer des matchs internationaux.
« Un France-Angleterre très méconnu de 1905 a été injustement écarté »
Par contre, la FFFA a écarté tous les matchs antérieurs à la création de la FIFA et non validés par elle a posteriori, comme n’entrant pas dans les critères définis pour qualifier un match international officiel. A savoir que les deux équipes opposées dans un match doivent être représentatives, c’est-à-dire reconnues par leurs fédérations comme les représentant nationalement, et composées uniquement de joueurs bénéficiant de la nationalité du pays qu’elles représentent.
Ce qui a justement éliminé tous les matchs prétendument internationaux depuis 1893, mais injustement les parties disputées dans le cadre des JO de 1900, ainsi qu’un France-Angleterre très méconnu de 1905, écarté parce que la FA anglaise ne reconnaissait pas encore d’équipe nationale strictement amateur... ce qu’elle s’est décidée à faire dès 1906 !
Ont aussi été éliminés (justement) les matchs disputés par l’USFSA entre 1909 et 1912, alors qu’elle était sortie de la FIFA, car ces équipes concurrençaient illégitimement celles du CFI. Il y en a eu 6, et on a pu avoir la situation grotesque où, comme en 1910, deux France-Angleterre ont été joués, l’un à Ipswich, l’autre à Brighton, à un mois de distance par l’équipe de France de l’USFSA puis celle du CFI, avec des résultats humiliants (0-20 pour la première et 1-10 pour la seconde), alors qu’une équipe unifiée aurait mieux résisté (1-4 en 1913...).
L’Auto du 18 mars 1912
En conclusion, c’est donc la validation par la FIFA qui a constitué, et constitue toujours, le critère de reconnaissance des matchs de l’équipe de France. Et celle-ci a reconnu, tour à tour, l’USFSA (sa fondatrice !) de 1904 à 1908, puis le CFI de 1909 à 1919, et enfin la FFFA, devenue FFF en 1942, depuis lors.
L’historien n’est pas tenu de se limiter aux critères drastiques fixés par la FIFA et la FFF ; il a le droit (sinon le devoir) de sortir de l’oubli des matchs qui ont été écartés, mais présentent pourtant des caractéristiques qui, sinon dans la forme du moins dans le fond, permettent de les assimiler à des matches internationaux. Et il en existe bien plus qu’on ne le croit...
Plusieurs joueurs français d’avant la première guerre mondiale, comme le gardien de but Pierre Chayriguès, ont été sollicités par des clubs anglais. L’équipe de France aurait-elle été meilleure s’ils avaient joué à l’étranger ? Ou les aurait-elle perdus ?
L’exode massif des français à l’étranger, causé par l’excellence de la formation dispensée dans nos clubs, est récent : 25 ans tout au plus ; mais je ne crois pas que l’équipe de France en ait bénéficié, au contraire. Le passage de Platini à la Juve, par exemple, ne l’a pas amélioré ; il y a appris des tactiques défensives, tout le contraire de la philosophie d’Hidalgo. Benzema était bien meilleur à l’OL qu’au Real, et le cas Cantona à Manchester n’est qu’un leurre. Jacquet n’était pas dupe de son niveau réel, l’idolâtrie n’est que poudre aux yeux pour les techniciens avertis, et il ne l’a pas écarté sans motif au profit de Zidane, qui évoluait alors en France.
De plus, dans le passé, la FIFA n’obligeait pas les clubs à mettre les joueurs à la disposition des sélections, et les clubs ne se gênaient pas pour refuser. La carrière internationale de Bonifaci s’est arrêtée à son transfert en Italie ; quant à Kopa, il a manqué beaucoup de matchs entre 1956 et 1958, en 1959 encore, et ce fut une chance que le Real ait accepté de le libérer pour la Coupe du Monde 1958, car sinon...
« René Petit était un as, mais n’a joué que deux malheureux matchs pour son pays »
Donc l’équipe de France aurait perdu à voir partir des joueurs comme Chayriguès. Je prends l’exemple de René Petit : c’était un as, mais la FFF ne put l’utiliser qu’à l’occasion des JO d’Anvers en 1920 parce qu’il faisait son service militaire et avait pris une licence à Bordeaux. Il est ensuite retourné à Irun où il a brillé pendant encore dix ans au point que l’Espagne voulait le naturaliser pour le sélectionner, mais il n’a jamais voulu.
Alors, par mesure de rétorsion, la fédération espagnole a refusé de le mettre à la disposition de l’équipe de France, comme le règlement de la FIFA l’y autorisait : non seulement un joueur devait avoir la nationalité française pour intégrer la sélection, mais il devait aussi être licencié à la FFF ! Résultat : le joueur génial qu’était Petit, encensé par la presse espagnole encore plus que par la française, n’a joué que deux malheureux matchs pour son pays, et zéro pour l’Espagne...
Je pense donc au contraire que le football français a beaucoup gagné à intégrer, dans son championnat, mais aussi parfois dans sa sélection, des joueurs étrangers de grande valeur : Duhart, Hiltl, Jordan ou même Ben Barek – qui ne jouissait pas de la nationalité française , on le rappelle peu – et , logiquement, c’est seulement lorsqu’elle a atteint le niveau mondial que ses joueurs ont fait l’objet de convoitises.
Dans quelle mesure la lenteur des transports et les temps de trajet Paris-province et vers l’étranger ont-ils dessiné cette première équipe de France d’avant-guerre ?
Venir en train à Paris de Marseille ou Bordeaux prenait certes autant de temps avant 1914 que venir d’Amérique du Sud en avion aujourd’hui mais ce n’était pas insurmontable, la preuve : pour jouer les phases finales du championnat USFSA (à partir des 1/4 de finale), il fallait bien traverser le pays, et je n’ai noté aucun forfait. Le problème était donc ailleurs pour l’équipe de France.
Si on regarde le palmarès dudit championnat entre 1904 et 1908, que constate-t-on ? Sur 5 finales, Roubaix est présent 5 fois, et l’autre finaliste est 5 fois parisien. L’élite est donc parisienne et nordiste, l’équipe de France y puise ses effectifs, et c’est normal. Après 1908, avec le CFI, c’est même pire : 100% clubs parisiens dans les finales ! Par contre , les choses évoluent à partir de 1912 : deux clubs provinciaux décrochent le titre USFSA (Saint-Raphaël et Rouen) ; deux clubs bordelais s’affirment, les Bons Gars à la FGSPF (3 finales...perdues devant des Parisiens), la Vie au Grand Air du Médoc à la FCAF (3 titres, plus deux finales du Trophée de France), mais ...aucun international pour autant !
« L’ouverture de l’équipe de France aux provinciaux attendra 1922 »
Pourquoi cet ostracisme, le mot n’est pas trop fort ? Parce que les sélectionneurs sont parisiens ! A 100% pour la FGSPF, la FCAF et la LFA, ça fait déjà 9 voix sur 12. La sélection, c’est alors une tambouille où chaque fédération tente d’avoir le plus de représentants possibles, sauf la pauvre FCAF, dépouillée de ses clubs parisiens par la LFA qui ne compte plus que pour la forme et ne parvient à obtenir qu’un seul représentant en 1912 (Lesmann) et un autre en 1913 (Rochet), zéro en 1914. C’est la loi de la jungle ! Remarquez que la transformation du CFI en FFF n’a pas amélioré immédiatement les choses : en 1919, le comité de sélection est parisien à une exception près ! L’ouverture de l’équipe de France aux provinciaux attendra 1922-23.
Dans quelle mesure la création de la Coupe du monde par Jules Rimet, en 1930, a-t-elle changé la donne pour les équipes nationales ?
C’est moins la Coupe du monde que la télévision qui a changé la donne. Jusqu’en 1950, les Coupes du monde n’ont pas davantage été médiatisées que les tournois olympiques, elles ne remuaient pas les foules. Celle de 1938 en France s’est déroulée dans une semi-indifférence ; l’équipe de France n’avait aucune pression et ne s’est pas mis les tripes à l’air ! Le fiasco de 1954 a été le premier à être dénoncé par la presse, d’où une reprise en main de l’équipe de France, bien peu motivée par les doux sélectionneurs Barreau et Rigal.
Miroir des sports du 14 juin 1938
Paul Nicolas a changé l’état d’esprit, en s’appuyant sur l’excellent motivateur qu’était Batteux. A partir de là, il a toujours fallu se qualifier pour la phase finale, sinon la presse mettait à l’équipe et son ou ses sélectionneurs une volée de bois vert ; la multiplication des matches de qualification a créé en outre un suspens, une tension, qui a fait que les matchs amicaux, auparavant seules affiches capable de drainer au stade les foules, ont été dévalorisés.
« La Coupe du monde a polarisé la passion à partir de 1966, où tous les matchs ont été télévisés »
L’exigence des médias et du public est même devenue telle qu’elle stressait les joueurs, et parfois les paralysait ! Que n’a-t-on entendu, encore en 1993, la dernière fois que l’équipe de France a été éliminée lors de la phase de qualification ! Ginola en a pris pour son grade... Alors, c’en a été fini de ces gentils matchs amicaux où l’on n’était pas forcé d’y aller à fond ; il y en a eu des dizaines et des dizaines, comme ça. La télévision a obligé les joueurs à donner le meilleur d’eux-mêmes, devant des millions de juges exigeants, assis devant leur téléviseur !
Quant à la Coupe du monde, elle a polarisé la passion à partir de 1966, où tous les matchs ont été télévisés, parce que le prestige national est en jeu. Aucun gamin ne rêve que d’être international ; il rêve carrément de gagner la Coupe du monde.
A quel moment l’équipe de France est-elle devenue crédible sur la scène internationale ?
C’est seulement à partir de 1998, ou plus exactement du triplé Coupe du Monde/Euro 2000/Coupe des Confédérations 2001 que l’équipe de France est réellement devenue crédible sur la durée. Depuis 20 ans, elle a joué sept finales sur treize possibles, et en a gagné cinq, un beau ratio ! Auparavant 1958 n’était qu’un exploit isolé, et 1982-86 n’a permis d’atteindre (et de remporter) que deux finales sur quatre possibles (en comptant la Coupe intercontinentale de 1985, trop peu médiatisée), ce qui était déjà un progrès, convenons-en.
La raison ? Avant le WM (soit avant 1934, en France), chacun pensait que c’était l’attaque qui permettait de gagner. Donc il fallait posséder de grands avants, et la France n’en a eu que bien peu, surtout des buteurs. Avec le WM, puis ses évolutions, 4-2-4 et 4-3-3, avec ou sans béton, on pensait que c’était au milieu de terrain qu’un match se gagnait. On a eu Ben Barek, Kopa, Platini, cela marchait mieux. Mais en 1993, malgré Cantona, Ginola et le buteur Papin, ce fut l’échec cuisant.
« L’historien prend du recul, relativise : le beau jeu n’a jamais garanti la victoire »
Alors Aimé Jacquet, adjoint à l’époque, a compris : c’est en défense qu’un match se gagne, à condition de défendre à la perte de la balle, très haut, et si possible à onze. Deschamps suit les mêmes principes, qui font de la contre-attaque la conséquence du réseau défensif mis en place. Et ça marche encore mieux !
Pour terminer, qu’avez-vous pensé de la prestation des Bleus à la Coupe du monde 2018 ? Pour un historien de l’équipe de France, le débat « partisans du beau jeu contre adeptes du pragmatisme » est-il important ?
Faux débat pour l’historien autant que pour le supporter. L’historien prend du recul, relativise : le beau jeu, que l’on identifie de façon réductrice à la possession, n’a jamais garanti la victoire. La Hongrie de 1954, celle de Puskas, ou Séville 1982, avec Platini et Giresse, en sont les preuves. Le football consiste à marquer le plus de buts possible, et à en encaisser le moins possible. Quand on prend 4 buts, comme les Croates en finale, on ne peut pas gagner ; quand on ne parvient pas à marquer un seul but, comme les Belges en demi-finale, on ne peut pas non plus gagner.
La France a marqué quatre fois contre les Argentins, deux fois contre les Uruguayens, une fois contre les Belges, quatre fois contre les Croates... si ça n’est pas être offensif ! On peut l’être de plusieurs façons, et la possession n’est pas la seule, ni forcément la plus efficace, compte tenu de l’effectif dont on dispose et de l’opposition. Quant au supporter, il a été enthousiasmé par la générosité collective de cette équipe. Elle n’avait ni Kopa, ni Platini, ni Zidane, elle avait perdu la finale de l’Euro 2016, mais elle a su tirer les leçons de cet échec, comme en 1984 avaient été tirées les leçons de celui de 1982, et en 1998 celles du fiasco de 1993.