Il y a des articles qu’on prend beaucoup de plaisir à écrire, et d’autres qu’on aurait voulu ne jamais entreprendre. Celui-ci en fait partie, et pourtant il faut le faire, parce qu’on le lui doit pour tout ce qu’il nous a apporté et en témoignage de notre amitié profonde. Et ce « nous » part en cercles concentriques de la petite rédaction de Chroniques bleues pour s’étendre à la communauté de toutes celles et tous ceux qui aiment l’équipe de France et son histoire.
Une mémoire encyclopédique, une curiosité toujours en éveil
Pierre Cazal nous a quittés brusquement lundi 7 octobre 2024, à l’âge de 75 ans. Professeur de lettres à la retraite, il avait une mémoire encyclopédique, et ce don, couplé à une curiosité toujours en éveil dont on dit qu’elle est le secret de la jeunesse, il l’avait consacré à l’histoire de l’équipe de France. Son premier travail, mené conjointement avec Jean-Michel Cazal et Michel Oreggia, avait pris la forme d’un livre publié en 1992 et portant sur les 497 premiers matchs des Bleus [1]. Un travail considérable, à une époque, il faut le souligner, où Internet n’existait pas encore (du moins l’Internet grand public qui fait partie de notre quotidien). Ces recherches-là, il fallait les mener en allant consulter les archives de presse en bibliothèque, en écrivant à des correspondants à l’étranger, en passant des dizaines de coups de téléphone. Bref, il fallait être patient, méthodique et tenace.
Une deuxième édition de cette intégrale était parue en 1998 [2], juste avant la Coupe du monde. Elle était étendue avec une partie narrative très riche qui racontait les matchs comme s’ils avaient eu lieu hier. C’est cette édition-là que j’ai découverte comme un cadeau de Noël, et elle a impulsé le désir de la prolonger (alors qu’elle s’arrêtait juste avant le premier titre mondial des Bleus, quel dommage !) et d’en faire quelque chose. Même si Chroniques bleues a vu le jour en 2010, sa génèse est là, dans ce livre usé jusqu’à la corde tellement il m’a servi.
Le jour où votre référence principale vous écrit
Le 3 février 2019, un message de forum attirait mon attention : il était signé Pierre Cazal. Je lui répondais par mail, le premier des 4106 messages échangés en près de six ans, puis il en faisait de même en me disant :
« C’est avec plaisir que je vous communiquerai tout ce que je peux savoir, et je suis ravi que vous ayez repris le flambeau, en quelque sorte »
Et Pierre a tenu parole au-delà de ce que j’aurais pu imaginer, avec beaucoup de bienveillance et d’abnégation : 140 articles comme autant de trésors exhumés des profondeurs grâce à la puissance de recherche démultipliée par le web, la multitude d’archives de presse mises en ligne (merci Gallica). Et surtout, un travail moins visible de conseils, de corrections, de précisions qui irrigue une grande partie du contenu éditorial du site et de la base de données qui l’alimente, ainsi que du Dico des Bleus. Il y a même un podcast enregistré en 2021, où vous pouvez entendre sa voix.
Ce travail, croisé avec les autres membres de la rédaction qui ont aussi échangé avec lui (dont Matthieu Delahais, Richard Coudrais, François da Rocha Carneiro, Raphaël Perry...), a radicalement changé Chroniques bleues et lui a donné une profondeur historique bien au-delà du projet initial de 2010. Je crois, parce qu’il me l’a dit, et parce que ça sautait aux yeux quand on lisait ses articles (que je découvrais quelques jours avant leur publication), qu’il a pris beaucoup de plaisir dans ce travail, qui lui a permis de mettre en forme ses archives, sa mémoire et ses talents d’enquêteur pour traquer une date de naissance en 1887 ou identifier un international dont le prénom était jusqu’alors inconnu.
Et c’est ainsi qu’il redonnait vie, le temps d’un article, à d’obscurs oubliés d’avant la Grande Guerre (laquelle en a fauché beaucoup) dont on découvrait l’enfance, la formation, l’origine sociale et géographique, le métier qu’ils exerçaient et comment ils avaient géré l’après carrière internationale, même s’il ne s’agissait pour la plupart que d’une poignée de matchs amicaux sans importance.
-
Voir la série Les premiers Bleus
Un projet gigantesque et interrompu
Pendant cette période finalement très courte (même pas six années pleines), il a aussi publié trois nouveaux livres qui ont été présentés ici, sur les sélectionneurs de l’équipe de France, sur le championnat d’Europe et sur l’histoire tactique des Bleus. Pour chacun d’eux, il avait pris le temps d’écrire des bonus qui venaient enrichir son propos [3]. Des livres, Pierre aurait pu en faire d’autres, mais son travail hebdomadaire pour Chroniques bleues lui prenait déjà beaucoup de temps. En janvier 2023, il s’était lancé dans un projet gigantesque qui avait débouché sur la série Les premiers Bleus. Voici comment il me l’avait présenté :
« Je pensais procéder par périodes de 20 ans : d’abord 1904-19, puis 1920-40, puis 1942-60, etc... Au rythme maximal d’un article par semaine, ça en fait déjà 128 pour la première période, soit deux années et demi ! Et pour arriver à 1940 il y en a 197 autres, soit quatre années. Vivrai-je assez longtemps pour arriver à 1980 ? (640 bios au total, soit 13 années... ça fout un peu le vertige !) »
On sait désormais qu’il n’y est pas arrivé, et son vertige est le nôtre aujourd’hui. Mais il a tenu jusqu’au bout sa vocation de passeur, passeur au sens de celui qui transmet (il n’était pas enseignant pour rien), comme un passeur décisif qui trouve, d’une inspiration soudaine, une trajectoire qu’un autre terminera par un but. Comme un maillon modeste et essentiel de la longue chaîne de connaissance et de passion qui va de Georges Garnier, né le 14 mai 1878, à Manu Koné, dernier international en date. Son cent quarantième et ultime article, je l’avais titré (il m’en laissait toujours le soin) André Poullain, l’efficacité plutôt que le style. Avec Pierre, c’était l’un et l’autre, pourquoi choisir ?
Voilà l’héritage qu’il nous laisse, et dont il faudra se montrer digne.
Salut Pierre.
Et allez les Bleus.
Vos commentaires
# Le 10 octobre à 14:56, par Michel Oreggia En réponse à : C’était Pierre Cazal
Je viens d’apprendre cette triste nouvelle. Avec Pierre et son frère Jean-Michel nous avions, comme vous l’écrivez, « dépoussiéré » pour la FFF les histoires de l’équipe de France de football et de la Coupe de France. Pierre était quelqu’un d’attachant, de remarquable, d’une écriture prenante et juste, et d’une gentillesse que j’ai rarement rencontré.
A la parution de l’un de ses derniers livres j’avais eu le plaisir de pouvoir à nouveau discuter avec lui. Toujours passionné et toujours aussi méticuleux, c’était un bonheur de pouvoir lui parler.
Toutes mes condoléances sincères et attristées à sa famille