Pourquoi Pelé ?

Publié le 30 décembre 2022 - Pierre Cazal - 1

Pelé était le meilleur joueur du monde, de tous les temps : qui en douterait ? Ceci dit, si on s’aventure au-delà des limites de l’émotionnel et de la subjectivité, on est en droit de se demander sur quoi se base cette affirmation qui a acquis la force d’une évidence au fil du temps.

5 minutes de lecture

Je me souviens qu’en 1965 (je crois) un journal (France-Football ?) avait lancé un sondage parmi ses lecteurs pour désigner le meilleur joueur de l’après-guerre. Mon choix s’était porté, comme on s’en doute, sur Pelé, mais j’avais quand même demandé son avis à mon père, parce que ma connaissance du football international ne remontait guère avant 1960. Même les exploits de Pelé en 1958, lors de la Coupe du monde, ne m’étaient parvenus que par ouï-dire : un poste de télévision n’était pas encore entré dans le salon de mes parents, qui n’étaient pas les seuls à en être démunis. Les jeunes lecteurs s’en étonneront, mais 1958 était une époque sans télévision. On écoutait alors les reportages diffusés à la radio, ou bien on lisait les journaux le lendemain des matchs ! Mais le phénomène Pelé s’était répandu, déjà, par la rumeur.

Mon père, donc, connaissait bien mieux le football depuis 1945 que moi, évidemment. Sa réponse fut : Di Stéfano. Pour lui, Pelé n’était qu’un brillant soliste, un jongleur. Il faut convenir que nous avions regardé ensemble, en 1963, le match France-Brésil, et Pelé nous avait déçu ; certes, il avait marqué les trois buts de la victoire brésilienne, mais il avait fait peu d’efforts. Il est loisible aujourd’hui à tout un chacun de voir (ou revoir) ce match sur YouTube, et je l’ai fait, pour cet article. C’est toujours une expérience intéressante, parce qu’elle confirme en général les souvenirs, mais elle les complète par des observations plus fines, dues à une meilleure connaissance – ou culture- du football, acquise avec les années !

Des accélérations et des fulgurances

Donc Pelé s’est montré très nonchalant, au cours de ce match, a beaucoup décroché sans apporter grand chose, mais il lui a suffi de deux accélérations pour marquer, deux fulgurances. C’était ça, Pelé, au début des années 1960, et voir, par le même canal, des extraits des matchs de 1958 a confirmé cette impression. On ne le voyait guère dans le jeu, et puis soudain il surgissait, plaçait un coup de tête en sautant plus haut que tout le monde, jonglait dans la surface de réparation, sans qu’aucun arrière ne se jette sur lui, feintait et émerveillait le public.

Pour mon père, Di Stéfano exerçait une influence bien plus importante sur le jeu : c’était un joueur comparable à Griezmann, qui pouvait dégager une balle dans sa propre surface, puis orienter le jeu, et à la fin, se trouver à point nommé pour marquer. En plus, c’était le patron, qui avait une emprise totale sur ses coéquipiers et ses entraîneurs, sans esbroufe ni jongleries. Mais Di Stéfano n’a pas gagné la Coupe du monde, il l’a même à peine jouée, le paradoxe voulant même qu’en 1962, à l’occasion de Brésil-Espagne, Di Stéfano et Pelé aient tous deux été sur le banc de touche, blessés, et que ces deux joueurs extraordinaires ne se soient jamais affrontés !

Les années soixante n’ont pas été faciles pour lui

Ce que je veux dire, par l’évocation de ce souvenir, c’est que Pelé n’a pas toujours été considéré, à l’unanimité, comme le meilleur joueur du monde. C’est venu en 1970. Auparavant, Pelé était passé par des moments difficiles : blessé, il n’avait pas réellement participé à la deuxième victoire du Brésil en Coupe du monde en 1962 (vous savez, le fameux doublé, près duquel les Bleus viennent de passer, comme en 2002 d’ailleurs). C’était son coéquipier Garrincha qui avait pris la lumière, et Amarildo qui avait démontré que… Pelé n’était pas irremplaçable, que le Brésil pouvait même gagner sans lui !

1966 n’avait pas arrangé les choses : Pelé avait été une fois de plus blessé, par le Portugais Morais (qui s’y est repris à deux fois, impunément, devant des arbitres qui ne protégeaient pas les attaquants). Le football avait changé, depuis 1958, les défenses étaient devenues plus agressives, et Pelé était jeté par terre au moindre départ en dribble : son style, individualiste, allait désormais contre l’évolution du jeu, Pelé devait donc évoluer (il n’avait que 26 ans)… ou disparaître. Il avait fini par être discuté, au point que le sélectionneur du Brésil, en 1969, Saldanha, avait même envisagé de se passer de lui pour la Coupe du monde 1970 !

Associé à trois autres meneurs de jeu en 1970

Heureusement, il n’en fut rien, c’est Saldanha qui fut écarté, au profit de Zagallo, l’ex-coéquipier de Pelé et double vainqueur de la Coupe en 1958 et 1962. Ce dernier eut l’idée géniale (que reprit à son compte Hidalgo douze ans plus tard) d’associer Rivelino, Gerson, Tostao à Pelé, quatre meneurs de jeu au lieu d’un seul. Idée géniale, parce qu’en 1966, Pelé avait été trop seul, aimantant tous les défenseurs adverses : Zagallo avait compris qu’avec autant de meneurs de jeu sur le terrain – mais à condition qu’ils ne se jalousent pas et se répartissent le travail - Pelé serait dégagé de l’étau, déchargé de l’obligation d’assumer à lui seul le jeu offensif et par conséquent beaucoup plus libre.

On connaît la suite : un festival offensif, de jeu technique, inégalé, un feu d’artifice, avec un Pelé retrouvé, mûri, par rapport à 1958, moins fulgurant, moins jongleur, mais plus rayonnant, buteur et passeur… plus Di Stéfano, en somme !

Pour en revenir à ma question initiale (sur quelles bases repose le jugement intronisant Pelé meilleur joueur du monde), ma réponse est : grâce aux images.

Une réputation basée sur l’image, contrairement à Di Stéfano

Di Stéfano a brillé, sous le maillot du Real Madrid plus que sous celui de l’Argentine, puis de l’Espagne, à une époque où la télévision ne relayait pas ses matchs, et c’est toute la différence. Sa réputation est fondée essentiellement sur l’écrit, les articles des journalistes, et sur le témoignage des spectateurs présents dans les tribunes, ce qui fait (relativement) peu de personnes. La Coupe d’Europe des clubs n’a pas été télévisée, et même si elle l’avait été, si peu de gens possédaient alors un téléviseur…

La réputation de Pelé est, au contraire, fondée sur l’image, et dès 1958, même si peu de Français ont pu voir France-Brésil, qui était télévisé. Pour cela, il fallait se rendre devant les magasins vendant des téléviseurs, qui les avaient allumés pour les badauds se pressant aux vitrines. Mais c’est la Coupe du monde 1970 qui a consacré cette réputation un (long) moment ébranlée : les images (en couleurs) ont été diffusées sur toute la planète, comme aujourd’hui, amplifiant l’émerveillement que soulevait le jeu de Pelé.

Et ce fut suffisant : Pelé a quitté la Seleçao dès juillet 1971, et, s’il a monnayé son talent aux USA, il n’y a pas amélioré son image : elle était déjà parachevée, prête à affronter la postérité sans jamais connaître de déclin, malgré la concurrence d’un Maradona, par exemple, ou d’un Zidane. Quelles sont les raisons profondes de cette pérennité ? La nostalgie du beau jeu à la brésilienne, qu’on n’a jamais vraiment revu, tant le football s’est durci, dans ses duels, son obsession de l’intensité et du pressing, et qu’on ne reverra jamais, on le sait bien. Mais également, sans doute, la personnalité de Pelé, affable, accessible, lisse, tout le contraire d’un Garrincha, par exemple, ou de Maradona, ou de… Zidane, moins lisse.

Pelé est le roi pour toujours.

Vos commentaires

  • Le 31 décembre 2022 à 00:54, par Richard Coudrais En réponse à : Pourquoi Pelé ?

    Ah ! Ah ! L’objection paternelle à propos de Di Stéfano, voici qui nous fait un point commun, Pierre…
    Bravo pour cet article qui donne à réfléchir sur la notion de “plus grand footballeur de tous les temps” que l’on attribue à Pelé.
    Un exercice auquel je me suis également livré le même jour pour les Cahiers du Football. Nos avis divergent autant qu’ils se rejoignent par endroits. Mais surtout, la lecture de ton article apporte de nouveaux éléments à ma réflexion.
    Si Di Stefano était probablement aussi bon sinon meilleur que Pelé (et cela peut être aussi le cas de Cruyff, Puskas, Maradona, etc.), il lui a manqué une certaine “universalité”. Il ne s’est adressé qu’aux cercles des passionnés de ballon rond. Pelé est beaucoup plus connu du “grand public”. Il a été un VRP du football (de surcroît, comme tu le précises, parfaitement lisse).
    En outre, souvenons-nous que Pelé a été plusieurs fois élu “sportif du siècle” (à tort ou à raison), c’est-à-dire qu’il a triomphé sur un terrain où ses adversaires n’étaient plus Di Stefano, Maradona, Puskas ou Cruyff, mais bien Muhammad Ali, Carl Lewis, Eddy Merckx, Emil Zatopek, Michael Jordan et quelques autres. Je crois que c’est ici que l’on peut prendre conscience de la dimension de Pelé.

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