Chute, rebond, sommet (3/3) : 2013-2018

Publié le 22 mai 2019 - Bruno Colombari - 1

Dernière partie de la mini-série sur le moteur à trois temps de l’équipe de France : elle commence par la défaite à Kiev contre l’Ukraine en novembre 2013 et se termine par la victoire sur la Croatie à Moscou. Avec pour une fois un rebond ultra rapide, quatre jours seulement après la chute.

7 minutes de lecture

Introduction commune aux trois parties (à déplier)

En préalable, que l’on soit bien d’accord : ce moteur à trois temps n’est pas un modèle généralisable à toutes les équipes de France et applicable à toutes les époques. Les points bas, que l’on peut aussi appeler chutes, sont très nombreux dans l’histoire de la sélection, et quasiment chroniques jusque dans les années 1930. Les rebonds sont moins fréquents mais encore conséquents, même si pendant longtemps, jusqu’au début des années 1980, les promesses qu’ils généraient restaient sans lendemain. Enfin, les sommets (titres européens et mondiaux) se comptent sur les doigts d’une main, sans l’auriculaire.

Autrement dit, une chute n’entraîne pas toujours un rebond, lequel ne conduit pas systématiquement à un sommet. Ce serait évidemment trop facile. En fait, c’est même en partant de la fin qu’on peut définir un enchaînement : à partir d’une finale gagnée de Coupe du monde ou d’Euro, en rembobinant sur une période de quatre ou cinq ans, il est parfois possible de définir une chute initiale, c’est-à-dire un match où l’équipe a manifestement failli dans tous les domaines (technique, engagement, état d’esprit, résultat) et où les choix du sélectionneur sont mis en cause, parfois violemment. Puis de chercher où se trouve le rebond, c’est-à-dire le moment où la tendance s’inverse et où quelque chose se passe au sein du groupe, un déclic, une prise de conscience, une prise de confiance même, renforcée par la frayeur d’une élimination entrevue.

C’est pour tout ça que cet enchaînement de causes et de conséquences est intéressant à observer. C’est ce que j’ai fait pour les séquences 1980-1984, 1993-1998 et 2013-2018. Les trois sont très différentes dans leurs étapes (pas dans leur conclusion, puisque c’est elle qui définit rétrospectivement la séquence) mais présentent quelques points communs.

Lire la première partie : Chute, rebond, sommet (1/3) : 1980-1984
et la deuxième partie : Chute, rebond, sommet (2/3) : 1993-1998

La dernière partie de cette trilogie est évidemment celle qui s’est terminée par le deuxième titre mondial des Bleus en juillet 2018 à Moscou. Elle présente une particularité par rapport à ses précédentes : si la période qu’elle couvre, entre la chute et le sommet, est équivalente à celle de 1993-1998 (quatre ans et huit mois), c’est la seule à enchaîner la chute et le rebond sur deux matchs consécutifs, à seulement quatre jours d’intervalle.

2013-2018 : de la nuit de Kiev au déluge de Moscou

La chute : 15 novembre 2013, Ukraine-France (2-0)

Comme c’était prévisible, l’équipe de France de Didier Deschamps a terminé deuxième de son groupe qualificatif pour la Coupe du monde, derrière l’Espagne, qui s’est imposée à Saint-Denis en mars (1-0) après avoir été tenue en échec à Madrid (1-1). Il va donc falloir en passer par les barrages et un aller-retour contre l’Ukraine. L’affaire semble jouable contre un adversaire qui réussit plutôt bien aux Bleus (4 victoires et 3 nuls). Mais sur sa dynamique récente, l’équipe de France envoie des signaux inquiétants et contradictoires [1]. Et après une période de famine (cinq matchs sans but), l’attaque s’est enfin réveillée – 13 buts lors des trois derniers matchs – et Karim Benzema a retrouvé le chemin des filets.

A Kiev pourtant, rien ne va. L’équipe de France est agressée par le pressing ukrainien qui serre de près Franck Ribéry qui boucle une année 2013 exceptionnelle avec le Bayern, la charnière centrale Abidal-Koscielny est dépassée et Nasri, qui a décroché pour chercher des espaces, déçoit. Ils ne le savent pas encore, mais Nasri et Abidal ont joué leur dernier match en sélection. A la mi-temps, le meilleur français est Paul Pogba alors que le 4-2-3-1 préparé par Deschamps ne fonctionne pas, avec Giroud en pointe et le trio offensif Rémy-Nasri-Ribéry. En face, Konoplyanka monte en régime. Et à la 61e, c’est Zozoulya, bien servi par Edmar, qui profite des largesses de la défense française pour battre Lloris à bout portant.

La réaction française est timide et désordonnée. Pyatov, le gardien ukrainien, arrête plusieurs tentatives cadrées mais pas assez appuyées. Et toujours ces duels perdus au milieu de terrain… Sissoko entre à la place de Rémy, Benzema remplace Giroud et Valbuena supplée Nasri. Mais ça ne suffit pas. Et à huit minutes de la fin, Koscielny ceinture Zozoulya dans la surface. Pénalty, transformé par Yarmolenko après que Lloris ait touché le ballon dévié sous la barre. Quand ça ne veux pas…

Les dernières minutes sont un calvaire. Yarmolenko, qui partait en contre, est repris à l’arrache par Abidal et à la 90e, un grand frisson parcours le banc bleu quand les jaunes se présentent à trois contre un, mais Debuchy sauve la mise devant Yarmolenko. Le 0-3 était tout proche. A la place, les Français finissent à dix après l’expulsion de Koscielny qui a perdu ses nerfs contre Kucher qui l’avait taclé méchamment.


 

Le rebond : 19 novembre 2013, France-Ukraine (3-0)

Le délai très court entre l’aller et le retour est peut-être ce qui a sauvé les Bleus. Pas le temps de tergiverser. Deschamps tranche dans le vif en écartant Nasri, en titularisant Benzema, en changeant de charnière centrale, Varane-Sakho (18 sélections à eux deux) et en rappelant Cabaye dans un milieu à trois et en installant Valbuena devant à la place de Rémy. Il n’a plus grand chose à perdre de toute façon : en cas d’échec, il laissera probablement sa place et connaîtra un destin à la Gérard Houllier (quinze mois entre 1992 et 1993), le dernier sélectionneur français à ne pas avoir vécu une phase finale. Au Stade de France, le public, pour une fois, est au rendez-vous. L’ambiance est électrique, semblable à celle d’un aller-retour de Coupe d’Europe en club. Kiev ? Vous avez dit Kiev ? L’épopée des Verts de 1976 est bien loin, mais elle aussi était passée par une remontada à Geoffroy-Guichard après un 0-2 à l’aller contre le Dynamo d’Oleg Blokhine. Alors, pourquoi pas ?

Dès les toutes premières minutes, la différence avec le match aller est frappante. Ces Bleus-là ont la rage et la pelouse, abimée par un récent France-Nouvelle Zélande de rugby, ne les aide pas, mais qu’importe : le Stade de France sera un champ de bataille ce soir-là. Ribéry teste Pyatov sur coup franc, et deux têtes de Pogba et Benzema ne sont pas cadrées. Mais ça presse, et les Ukrainiens ne passent pas une tête pendant le premier quart d’heure. Et c’est justement quand les jaunes mettent enfin le pied sur le ballon pendant que les Bleus soufflent que le premier but arrive. Suite à un coup franc, Ribéry frappe, Pyatov repousse et Sakho qui avait suivi ouvre le score (22e, 1-0). Le sénario idéal.

Dès lors, la partie s’emballe. Une frappe de Pogba aux vingt mètres passe au-dessus et Benzema marque un but qui semblait valable en reprenant un centre de Ribéry (30e), mais il est signalé hors-jeu. A tort. Trois minutes plus tard, un tir de Cabaye est dévié par Valbuena pour Benzema, seul dans la surface, qui bat Pyatov. Il était hors jeu de près d’un mètre, mais, comme l’ont raconté Raphaël Raymond et Damien Degorre [2], la pression mise par Deschamps sur l’arbitre assistant a payé : le but est validé. 2-0 : il reste une heure à jouer et les deux équipes sont à égalité.

Au retour des vestiaires, premier coup de théâtre : Khacheridi fait faute sur Ribéry, deuxième carton jaune, expulsion. Les Ukrainiens sont à dix. Mais ils ne rompent pas, et se créent même quelques occasions. A la 70e, le match peut basculer d’un côté comme de l’autre : une frappe ukrainienne déviée par Sakho est repoussée par Lloris, puis Pyatov met en corner un tir cadré de Ribéry. Et juste après, c’est Sakho qui reprend du genou un centre de Ribéry (72e). 3-0. L’exploit est en marche. Le 4-0 qui mettrait les Bleus à l’abri est proche sur des tentatives de Ribéry et Giroud, mais il faut des interventions propres de Lloris à la 88e et 93e sur deux coups francs ukrainiens. L’équipe de France de Didier Deschamps est née ce soir-là.

Le sommet : 15 juillet 2018, France-Croatie (4-2)


 
Le sommet prévisible de la génération 2013 aurait dû être la finale de l’Euro 2016. C’était écrit : comme en 1984, comme en 1998, comme à la Coupe des confédérations 2003, les Bleus allaient gagner un tournoi qu’ils organisent. Sauf qu’ils y croient trop tôt, après la demi-finale contre l’Allemagne. Eder allait leur rappeler qu’il y avait aussi un dernier adversaire à battre.

La leçon a été cruelle, mais comme Séville en 1982, elle allait être retenue deux ans plus tard. Avec une équipe rajeunie autour de l’ossature Lloris-Varane-Pogba-Matuidi-Griezmann-Giroud, Deschamps construit une machine infernale en forme d’arbalète dont Griezmann et Mbappé seraient les flèches. La maîtrise, l’impact, le réalisme et la détermination d’une équipe pourtant jeune impressionnent. Les Bleus sont injouables. Et ils finissent tous leurs matchs sans prolongation, avec un jour de récupération supplémentaire par rapport à la Croatie, qui atteint la finale au terme d’un parcours marathon et éreintant [3].

A Moscou, le sélectionneur français aligne son équipe-type, avec son 4-3-3 asymétrique où Matuidi, théoriquement milieu offensif gauche, recule à la perte du ballon alors que Mbappé, à droite, se retrouve à la hauteur d’Olivier Giroud. Et pourtant, rien ne fonctionne pendant la plus mauvaise mi-temps des Bleus depuis la fin du premier tour. Les Croates sont maîtres du jeu, le milieu est dépassé, les attaquants ne voient pas le ballon et la défense est sous pression. A la pause, l’équipe de France mène 2-1 grâce à un coup franc de Griezmann (pour une faute très contestable de Brozovic) dévié de la tête par Mandzukic (18e) et sur un pénalty du même Griezmann suite à une main de Perisic dans la surface, signalée par la VAR (38e). Entre temps, Perisic avait logiquement égalisé d’une superbe frappe croisée du gauche (28e) après une série de défaillances françaises dans la surface.

C’est une sorte de miracle, mais qui risque de ne pas durer. Très vite après la pause, alors que les Croates repartent à l’assaut des buts de Lloris, Deschamps sort un Kanté méconnaissable et fait entrer Nzonzi, qui va stabiliser le milieu. Bonne pioche : cinq minutes plus tard, une accélération de Mbappé est relayée par Griezmann pour Pogba dont le tir en deux temps trompe Subasic (59e). On respire. Encore six minutes et c’est le KO, en mode Argentine : Giroud presse, Hernandez récupère, sert Mbappé dont la frappe de 20 mètres, pourtant peu appuyée, surprend un Subasic qui ne plonge pas (65e). Cette fois c’est plié pour de bon, et même le crochet-suicide perdu par Lloris (qui s’est pris pour Barthez) sur Mandzukic ne suffit pas pour remettre les Croates dans le match. On est même proche du 5-2 sur deux énormes occasions vendangées par Pogba dans le temps additionnel. Champions du monde !

Rotations 2013-2018

La comparaison entre le match de la chute et celui du rebond n’a évidemment pas beaucoup de sens, puisque le groupe était le même. J’ai inclus Varane dans la liste d’Ukraine-France, même s’il était forfait, puisqu’il était tout de même présent dans le groupe. Il fait partie des six rescapés que l’on retrouve à Moscou en 2018 avec Hugo Lloris, Blaise Matuidi, Paul Pogba, Olivier Giroud et Steve Mandanda.

Six sur 23, c’est bien peu, alors que, je l’ai dit, l’intervalle de temps est le même entre la chute et le sommet est le même qu’en 1993-1998. Mais l’explication est simple : elle tient dans l’éloignement entre le match du rebond et celui du sommet (31 entre novembre 1981 et juin 1984, 32 entre octobre 1995 et juillet 1998). En 1984, il ne restait plus que cinq joueurs ayant participé au match de la chute de 1980 à Hanovre contre la RFA. En 1998, ils sont sept à avoir vécu la défaite de 1993 contre Israël. Et donc six en 2018, ce qui est dans la moyenne.

Si les Bleus avaient gagné l’Euro 2016 (et échoué en 2018), ils auraient été 12 à avoir connu les barrages de 1993 : les six déjà cités plus Sagna, Koscielny, Evra, Sissoko, Cabaye et Payet. Comme ce n’a pas été le cas, et que Deschamps a largement renouvelé sa liste de 2018, la continuité entre le rebond et le sommet est de moindre ampleur.

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[1Quatre défaites contre des gros (Allemagne, Espagne, Uruguay et Brésil) pour autant de victoires face à des petits (Géorgie, Biélorussie, Australie et Finlande).

[2Dans leur livre La bande à Deschamps, Robert Laffont, 2014.

[3Qualifications aux tirs au but contre le Danemark et la Russie, en prolongations face à l’Angleterre.

Vos commentaires

  • Le 22 mai 2019 à 22:53, par Tran Quang Nhi En réponse à : Chute, rebond, sommet (3/3) : 2013-2018

    Je pense qu’il y a quand même un sens si on compare entre le match de la chute et celui du rebond à condition de ne regarder uniquement le 11 de base auquel entre les 2 matchs, il a du faire 5 changements parmi les titulaires du 1er match

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