Michel Hidalgo : « l’essentiel n’est pas la vitesse, mais la technique »

Publié le 9 décembre 2012 - Bruno Colombari

A l’occasion de la publication de ses Carnets secrets, Michel Hidalgo a accordé à Chroniques bleues un entretien passionnant sur la naissance du carré magique, sa façon de gérer les conflits, le débat entre puissance et technique ou son coaching lors de France-RFA.

7 minutes de lecture

Entretien réalisé par téléphone le vendredi 7 décembre 2012.

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L’invention du carré magique, déjà amorcé en novembre 81 contre les Pays-Bas, est-elle la preuve que les qualités des joueurs priment sur les schémas tactiques ?

Au niveau international, c’est très rare de rencontrer des équipes qui jouent à trois attaquants. Le milieu de terrain est souvent constitué par des milieux défensifs. J’en discutais avec les joueurs de l’équipe nationale : quand on a déjà quatre défenseurs, ça suffit largement.
Par contre, le milieu doit être constructif, c’est là où on doit garder le ballon, et donner les meilleures chances. Et pour ça, mieux vaut des éléments techniques. La première fois que j’ai aligné Platini et Giresse, on m’a accusé d’en mettre un de trop. Et par la suite, j’en ai ajouté un troisième, qui s’appelait Genghini. C’était aussi un numéro 10 ! Avec un pied gauche. Mon milieu de terrain était constitué de Platini, Giresse et Tigana.

« Alors, pourquoi pas à quatre ? »

A la coupe du monde, j’en ajoute quatrième, Genghini. Trois numéros dix plus Tigana, qui n’était pas un dix, mais pas un défensif non plus. Tout ça ne s’est pas fait d’un seul coup : un jour, Platini était blessé et je l’ai remplacé par Genghini, qui a marqué un but [contre l’Autriche au second tour, ndlr]. Après, j’étais dans une situation pas facile : l’enlever et remettre Platini. Quand j’ai dit à Platini qu’il revenait, il m’a dit « mais vous ne pouvez pas enlever Genghini ! » J’étais un petit peu gêné. Alors, pourquoi pas à quatre ? Et c’est comme ça que c’est parti.
C’était une question de qualité technique, plutôt que de qualité athlétique. Voilà comment est né le milieu de terrain, avec Genghini à gauche, Tigana à droite, Platini et Giresse devant, en numéros dix attaquants. D’ailleurs Platini a marqué énormément de buts.

On disait d’ailleurs qu’il jouait en position de faux avant-centre...

Ce n’est pas tout à fait ça parce que lui, on le laissait faire ce qu’il avait envie de faire. Dans les matches d’entraînement, il jouait attaquant. Ça ne plaisait pas trop à Giresse qui se trouvait gêné derrière et qui lui a dit un jour « Michel, si tu continues à jouer attaquant, ça ne va pas marcher dans notre équipe. » Platini a répondu, « ce sont des matches d’entraînement, et j’aime bien m’amuser, et m’amuser c’est plutôt jouer devant. Mais en compétition, tu verras que je jouerai plus derrière. »

Vous aviez dit que vous regrettiez de ne pas avoir pris Zimako dans les 22. Pensez-vous rétrospectivement que Luis Fernandez, qui avait fait une très bonne saison, et qui a débuté à l’automne, aurait pu en faire partie ?

Luis était très jeune en 1982, et il était milieu défensif, ce que je cherchais pas spécialement. Il est arrivé plutôt pour 1984, en milieu défensif. Je lui ai même demandé de jouer arrière [contre la Belgique à l’Euro, ndlr]. Il a pris sa place en 1984, au championnat d’Europe, et il s’est très bien tenu.

Le carré magique de 1984, on pourrait penser qu’il était plus abouti et plus complet que celui de 1982, avec Fernandez à la place de Genghini...

Non. Le milieu de 1982 était très difficile à retrouver car nous avions trois numéros dix dont un gaucher. Je ne pense pas que 1984 ait été supérieur à 1982, même si celui de 1984 était très bon aussi.

« On a eu deux blessés en dix minutes, dans la même ligne »

Je voudrais revenir maintenant sur le coaching de la deuxième mi-temps de France-RFA. Rappelons qu’à l’époque vous n’aviez droit qu’à cinq remplaçants, et que parmi eux vous n’aviez pas pris de milieux de terrain, alors que René Girard avait joué au premier tour. Vous aviez deux attaquants sur le banc, Soler et Bellone. Aviez-vous prévu de les faire entrer si tout s’était passé, on dira, normalement ?
On ne peut pas prévoir les blessures. Les blessures, c’est déjà Genghini, que j’ai remplacé par Battiston. Ensuite, Battiston est gravement blessé. On ne pouvait pas en changer trois. J’ai fait rentrer Lopez en milieu défensif, mais qui n’a pas tenu ce rôle, ce qui a déséquilibré un petit peu l’équipe. Il y a eu deux blessés en dix minutes, dans la même ligne. C’est rare !

Mais Soler ou Bellone auraient pu rentrer à la place de Rocheteau qui était touché au genou contre l’Irlande du Nord ?

On ne peut pas tout prévoir, on ne sait pas jusqu’où peut aller un joueur qui n’était pas au mieux de sa condition physique. Il a fallu quand même changer deux milieux de terrain, on est face à des choses imprévisibles. Maintenant, on peut équilibrer mieux le banc avec 22 ou 23 joueurs à disposition et trois changements. Mais on ne peut pas tout prévoir. On ne sait pas ce qui va se passer, même si on essaie d’aligner les meilleurs joueurs, mais quand il y a des blessés, ça change les choses. L’Allemagne a fait rentrer deux attaquants expérimentés en fin de match [Horst Hrubesch et Karl-Heinz Rummenigge, ndlr]. Certains disent « il fallait faire ceci, il fallait faire cela », je l’ai entendu toute ma vie. On a joué avec les joueurs qu’on avait. Il n’y a pas de regrets à avoir.

Comment gériez-vous les conflits en interne ? On se souvient de l’affaire des chaussures en 1978...

Les chaussures, c’est une histoire de rien du tout, qui n’avait aucune importance sur le terrain. Deux ou trois joueurs qui voulaient un peu plus de la part d’Adidas, mais de toute façon ils n’avaient pas le choix, ils n’avaient rien d’autre. Tout ça n’est pas très grave. Ça ne nous a pas tellement gêné.

En 1982, il y avait des conflits qui auraient pu avoir une incidence sur l’équilibre de l’équipe, comme celui entre Platini et Larios, des clans avec les Bordelais...

Alors là, pas du tout ! Je n’ai jamais eu de problème avec les Bordelais ! Ni Giresse, ni Tigana, ni Marius Trésor, qui ont joué leur rôle, qui étaient titulaires... Ce ne sont pas des gens à problème.

Et Jean-François Larios a quitté l’équipe...

C’est un problème très délicat, mais qui n’a pas eu de conséquence pour l’équipe. Mais Jean-François Larios a su se mettre de côté, il a été très correct.

« Le problème numéro un, c’est le joueur qui ne joue pas »

Comment se passaient les relations avec la presse en 1982 ? Avez-vous fermé le groupe ?

Non. Les joueurs étaient assez grands pour savoir ce qu’ils devaient dire ou pas. Ce n’est pas pour ça qu’il n’y avait pas de problème. Le problème numéro un, c’est le joueur qui ne joue pas. Si c’est un joueur de talent, il peut avoir des regrets et parler à la presse. Le seul qui avait des problèmes parce qu’il ne jouait pas, c’était Tigana, mais après il s’est retrouvé dans les trois du milieu, puis les quatre, c’était réglé. Mais c’est normal, les joueurs sont humains, s’ils ne jouent pas ils sont vexés. Mais ce sont des petits problèmes, ce n’est pas dramatique. J’ai essayé de gérer de la meilleure façon possible.

Il y en a un qui aurait pu se plaindre, c’est Baratelli. Un gardien qui ne joue pas, c’est très délicat. Je n’ai pas géré les gardiens, je ne suis pas spécialiste. J’avais Curkovic pour m’aider. Et il y a les défenseurs, qui préfèrent un gardien plutôt qu’un autre. Qu’est-ce que vous voulez y faire ? Le gardien [Ettori, ndlr] n’a pas rendu ce qu’on était en droit d’attendre. Mais c’est facile à dire après !

Vous n’aviez pas encore Joël Bats à l’époque, et en 1984 et 1986, ça a fait beaucoup de différence...

Après, on a eu un gardien, un gardien qui a pris une place. Et qu’on n’avait pas à ce moment-là. J’en avais un qui était très bon, mais qui s’est blessé dès les premières années. Certains sont bons sur les sorties, d’autres sur leur ligne de but, c’est après selon les buts qu’on a encaissés qu’on dit il aurait fallu ceci ou cela.

« Avec Kopa à Reims, c’était le ballon dans les pieds »

Quand on compare le jeu de 1982 à celui actuel, on a l’impression de plus de vitesse et d’impact physique aujourd’hui, mais aussi d’une technique individuelle moindre, notamment la qualité de passe.

Il y a une différence de jeu, c’est vrai. Ça va plus vite mais ce n’est pas forcément agréable à voir, à part Barcelone dans les bons jours. L’essentiel pour moi, ce n’est pas la vitesse, mais la technique. J’ai eu la chance de jouer au Stade de Reims, avec Albert Batteux comme entraîneur et Kopa sur le terrain. Et c’était le ballon dans les pieds. Et j’ai essayé d’avoir une équipe avec le ballon dans les pieds, avec trois numéros dix et Tigana qui faisait cinquante-neuf kilos.

J’ai essayé d’avoir la technique plutôt que le physique. Mais on y revient ! A un moment, il y avait des milieux solides, costauds, puis Barcelone est revenue avec son milieu à quatre et ses petits gabarits, qui a donné une leçon au monde entier ! On y revient. Mes quatre milieux n’étaient pas des colosses. On a essayé de jouer notre jeu en 1982, et il nous a manqué très peu de choses.

Ce qui manque à l’équipe de France depuis six ans, n’est-ce pas un leader sur le terrain capable de prendre des décisions en cours de match, comme le faisait Platini ?

C’est pas facile de trouver un Platini ou un Zidane. Il y a eu deux générations qui ont bénéficié de ces joueurs-là. Et encore Zidane était un grand joueur, mais pas un capitaine comme Platini. C’est difficile de trouver des joueurs de cette dimension-là. Deschamps était un leader au niveau du capitanat et de la volonté, mais il avait un leader technique qui était Zidane. Quand on regarde l’équipe de 1998, les attaquants, on en parle pas. C’est une équipe qui a gagné parce qu’elle a encaissé peu de buts. On pouvait s’appuyer sur la défense.

« Jouer sur ses forces, masquer ses faiblesses »

Et là, il n’y avait pas trois numéros dix, mais trois milieux défensifs avec Deschamps, Karembeu et Petit.

Une équipe, c’est jouer sur ses forces, et masquer ses faiblesses. Aimé Jacquet a joué au maximum avec la qualité de ses joueurs. C’est de la classe. Après coup, vous savez, on gagne tous les matches, si on avait fait ceci ou cela ! Le problème, c’est de faire les bons choix. Il faut avoir la chance d’avoir de bons joueurs, mais surtout des hommes avec une belle mentalité. La difficulté elle est là. Vous pouvez avoir de bons joueurs mais qui sont des emmerdeurs. La mentalité a une très grande importance.

Mais le sélectionneur a aussi un rôle d’éducateur, notamment auprès des plus jeunes.

L’entraîneur doit être un éducateur, oui. Mais ce n’est pas facile de prendre des risques avec des joueurs un peu trop âgés, ou un peu trop jeunes. Mais il faut le faire de temps en temps. Il faut donner une sorte d’émulation dans le groupe. Les jeunes doivent avoir une chance d’évoluer, et on doit compter sur les anciens pour apporter une forme de sécurité. Personne ne peut dire qu’il est infaillible, qu’il ne se trompe pas.

Les carnets secrets de Michel Hidalgo

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Ecrits avec la collaboration de l’ex-directeur des sports de Canal + Karl Olive, ces carnets secrets (éditions Hugo Sport) dévoilent les causeries de Michel Hidalgo avant chacun des sept matches du Mundial 1982. Ecoutons-le avant France-Angleterre : « S’il y a des problèmes, il faut les régler à la base, sur le terrain. Ce qui est important, ce n’est pas qu’il n’y ait pas de conflit, c’est la façon dont on les règle. » Et avant France-Irlande du Nord (qui vit la naissance du fameux carré magique) : « la peur de perdre remplace trop souvent le désir de gagner [...] si l’adversaire est plus fort, faisons du match une aventure. Ce n’est rien d’échouer, ce qui est grave est de ne rien tenter. » Et avant France-Pologne : « Quels sont les facteurs favorables pour la vitesse de jeu ? diminuer le nombre de touches de balle, faire des passes dynamiques, voir avant de recevoir, réussir les contrôles orientés. »

On passera sur le reste du livre (portraits de joueurs étrangers, fiches techniques, considérations diverses) pour dire un mot du DVD qui l’accompagne : il s’agit du film officiel de la FIFA, tourné avec du matériel de cinéma depuis la pelouse, ce qui donne un angle de vue original, proche des retransmissions d’aujourd’hui.
190 pages, 17,95 euros.

Portfolio

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