Le contexte
A Stockholm, trois jours après le solstice d’été, le Rasunda Stadion de Solna accueille à 19h locales une demi-finale inédite entre la France et le Brésil. C’est aussi le premier match officiel entre les deux sélections [1]. Il y a 27 100 spectateurs qui pour la plupart ont l’oreille collée à la radio pour écouter le déroulement de l’autre demi-finale qui oppose au même moment la Suède à l’Allemagne. L’arbitre est le Gallois Benjamin Griffiths et le match est
retransmis en direct à la télévision, commenté par Jacques Sallebert, pionnier du journal télévisé en France. Le match est suivi par 8 millions de personnes en France, pour la plupart devant des vitrines de magasins, car un poste coûte en moyenne 5000 francs (soit 10 mois de salaire moyen).
Côté brésilien, outre les immenses joueurs que sont Gilmar, Vava, Didi et Garrincha, l’attraction, c’est un gamin de 17 ans surnommé Pelé et porteur d’un numéro 10 qui va devenir légendaire. Remplaçant au début de la compétition, il joue son premier match contre l’URSS à la fin du premier tour, puis marque le seul but contre le Pays de Galles en quart de finale (1-0). Le gardien Gilmar n’a encaissé aucun but en six heures et quatre matches de jeu. Le Brésil joue un 4-2-4 avec devant Gilmar, une défense De Sordi, Bellini, Orlando et Nilton Santos, un milieu articulé autour de Zito et Didi et une attaque à quatre avec Garricha à droite, Mario Zagallo à gauche, Pelé et Vava dans l’axe.
Côté français, si l’attaque est en feu (15 buts depuis le début du tournoi avec un secteur offensif cinq étoiles composé de Wisniewski, Fontaine, Kopa, Piantoni et Vincent), la défense n’est pas rassurante, avec sept buts encaissés déjà.
La France est en 3-4-3 avec Kaelbel, Jonquet et Lerond en défense, Penverne et Marcel à la récupération, Kopa et Vincent à l’animation offensive et devant Wisniewski, Fontaine et Piantoni. C’est une configuration qui penche dangereusement vers l’avant et qui n’est pas bâtie pour subir. On va vite s’en apercevoir.
Le match
Il faut à peine cinquante secondes aux Brésiliens pour se mettre en évidence avec une sublime combinaison à une touche de balle entre Zito, Vava, Pelé et Didi terminée par une frappe de Pelé du gauche, dans la surface française, à côté du but de Abbes. Vingt secondes plus tard, Robert Jonquet relance directement sur Garrincha, puis le tacle, le ballon revient sur Nilton Santos qui trouve Vava seul au point de pénalty. Vava amortit de la poitrine et frappe une volée du droit qui bat Abbes. On joue depuis 1’13 et le Brésil mène déjà. Les Bleus n’ont pas dépassé le rond central. Les cinq premières minutes sont un supplice pour la défense française avec une combinaison Zito-Orlando qui échoue d’un rien (4e) et une percée plein axe de Vava qui s’appuie sur Pelé et qui est contrée d’un tacle rageur de Kaelbel juste devant Abbes (5e).
Fontaine, le premier à battre Gilmar
De l’autre côté, les Bleus commencent à montrer le bout de leur nez. Après deux corners consécutifs signés Wisniewski et Vincent (3e), Gilmar contre de justesse un déboulé de Fontaine trouvé par Kopa sur une ouverture de Vincent (7e). Quelques instants plus tard, après que Jean-Jacques Marcel se soit fait un petit plaisir sous la forme d’une feinte de corps qui embarque Vava, Kopa chipe un ballon dans le rond central, sollicite un une-deux avec Fontaine, embarque deux Brésiliens et délivre une passe chirurgicale dans le dos de Bellini. Fontaine évite la sortie de Gilmar et de l’angle des six mètres, frappe du gauche dans la cage vide. 1-1. C’est le premier but encaissé par le Brésil dans le tournoi. Les Auriverde sont si contrariés que le trio Vava-Didi-Pelé cafouille la remise en jeu, l’arbitre la fait refaire !
Le pressing français est inexistant avant les vingt-cinq derniers mètres et le marquage plutôt élastique, les Brésiliens ont le temps de contrôler chaque ballon. Le Brésil reprend la maîtrise du jeu mais multiplie les passes courtes alors que Pelé, encore lui, est bien placé pour frapper dans la surface. Il préfère trouver Vava qui est contré (12e).
Coup de billard sous la barre d’Abbes
L’intensité du match monte alors d’un cran et les occasions nettes se multiplient. Le duo Wisniewski-Fontaine donne un gros coup de chaud à la défense brésilienne mais le buteur rémois rate la cible à douze mètres (voir plus bas). Juste après, le feu se propage de l’autre côté : Didi fait des misères à la défense française, sert Zagallo qui de l’entrée de la surface place un coup de canon du gauche qui tape sous la barre de Abbes, ricoche semble-t-il derrière la ligne, frappe à nouveau la barre, retombe à l’extérieur avant d’être dégagé devant la ligne par Marcel devant Pelé (14e). Il n’y avait évidemment pas de Goal Line Technology en 1958, et la retransmission télé (à une seule caméra) ne permet pas de se faire une idée.
Pas le temps de se remettre de ces émotions que Piantoni côté gauche remet à Vincent qui balade De Sordi avant d’entrer dans la surface et de trouver Fontaine en retrait dont la frappe est contrée par Nilton Santos (15e). C’en est trop pour les Brésiliens qui passent la surmultipliée : à la 16e, Garrincha est servi côté droit. Au duel avec André Lerond, il fait tourner en bourrique ce dernier par une accélération-coup de frein-percussion dans la surface avec une-deux avec Vava puis il vient s’empaler sur Abbes alors que Pelé était tout seul à côté... Pelé qui reprend le ballon contré par le gardien, au-dessus. Deux minutes plus tard, Zagallo sert Pelé d’une passe aveugle, celui-ci s’enfonce dans la surface, Abbes repousse, Pelé récupère et tire au-dessus.
A la limite de la rupture
A la 22e, Vava exécute une sublime feinte de corps suivie d’une frappe que Abbes dégage des deux poings. Dans la continuité de l’action, un centre de Zagallo dévié de la tête par Pelé manque de très peu d’être repris en bicyclette par Vava aux six mètres.
Les Bleus sont à la limite de la rupture, mais ils tiennent bon. Fontaine fait ce qu’il peut devant, mais il est trop isolé de ses passeurs Kopa et Piantoni. Sur une passe longue, peut-être pourra-t-il tenter sa chance ? Justement, à la 24e, Kopa le trouve dans la surface. Fontaine crochète Nilton Santos mais bute sur Orlando. Le même Orlando détourne un ballon de la main et offre un très bon coup franc à Kopa, à 23 mètres légèrement sur la gauche. Le milieu du Real tente un piqué par dessus le mur, complètement raté (28e).
Et arrive cette fatale 34e [2]. Dix minutes plus tôt, déjà, Zagallo s’était jeté dans les jambes de Fontaine dans ce qui ressemblait à un attentat, sans conséquence. Sur une action anodine le long de la touche, un ballon en cloche arrive dans le camp français. Il est amorti de la poitrine par Jonquet, le contrôle est un peu long, Vava se jette et emporte tout sur son passage. Fracture de la tête du péroné. Une blessure qui aurait, aujourd’hui, valu un rouge à son auteur et une sortie sur civière de la victime. En 1958, les remplacements sur blessure ne sont pas autorisés, et Jonquet sera porté en poids par Penverne et Kaelbel, soigné sur la touche par le masseur Louis Hainaut avec un seau, une éponge et des frictions énergiques sur le péroné fracturé ! Il reviendra même sur le terrain pour se positionner sur l’aile gauche en boîtant. Autant dire que les Bleus vont jouer près d’une heure à dix.
Didi fait la différence
Alors que Jonquet rentre en claudiquant, Kopa trouve Fontaine qui lance Piantoni plein axe, mais son tir enroulé du gauche à l’entrée de la surface est trop enlevé (36e). Avec une défense complètement désorganisée (Jean-Jacques Marcel descend d’un cran en défense centrale), les Brésiliens ont beaucoup plus d’espaces. Et notamment Didi, qui, à 25 mètres plein axe, brosse un ballon qui nettoie la lucarne d’Abbes (39e). A 1-2 et à dix joueurs valides (dont quatre défensifs), c’est désormais mission impossible pour les Bleus. Les téléspectateurs français ne le voient pas, car une rupture de faisceau les prive d’images jusqu’à la mi-temps.
Le rêve bleu s’arrête ici. Les trois quarts d’heure restants seront un long calvaire pour les coéquipiers de Kopa, et une marche vers la gloire pour Pelé. Ce dernier donne le ton immédiatement et arme une lourde frappe à la 47e juste au-dessus de la barre de Abbes. La défense bleue est au bord de la rupture, une frappe de Didi dans la surface est captée par Abbes (49e) et un centre de Garrincha ne trouve pas preneur (50e).
Le festival de Pelé
A la 52e, la défense ne s’en sort plus. Un tir de Zito est repoussé, le ballon revient, Vincent s’écroule, touché au dos, les Français réclament un hors-jeu (signalé par le juge de touche) et s’arrêtent de jouer. Côté gauche, Zagallo centre au-dessus de Penverne et Kaelbel, Abbes plonge mais relâche le ballon dans les pieds de Pelé qui marque dans le but vide (3-1).
Si les Bleus pouvaient espérer tenir et parvenir à égaliser, ils savent déjà que ces deux buts d’écart sonnent le glas de leurs espérances. Mais ils se battent encore. Admirable de courage, Jonquet claudique le long de la ligne de touche. Peu avant le but de Pelé, une belle action Kopa-Fontaine met Piantoni en position de frappe. Son tir est détourné par Gilmar près du poteau (51e). A la 54e, Bellini sèche Piantoni à vingt mètres. Coup franc. Fontaine le tire au sol, sans souci pour Gilmar. C’est le deuxième bon coup franc gâché par les Bleus. A la 58e, Garrincha perfore à gauche, fait tourner la tête à Lerond, centre en retrait pour Pelé qui remet à Vava à huit mètres des cages. Abbes sort le ballon du pied.
Quand l’heure de jeu arrive, Wisniewski arrache un corner sur lequel Fontaine place une belle tête que Gilmar va chercher près de son poteau gauche. Les occasions françaises sont rares. Juste après, une combinaison Kopa-Fontaine-Wisniewski se termine par un tir dans les nuages de ce dernier.
Robert Jonquet est un héros
C’est le chant du cygne de l’équipe de France : quelques instants après, De Sordi récupère un ballon le long de la touche, sert Garrincha qui élimine Marcel, centre sur Pelé, qui remet aux six mètres sur Vava contré par Penverne qui ne parvient pas à dégager. Le ballon revient sur Pelé qui aligne Abbes à bout portant (64e). 4-1, la note commence à être gratinée, mais ce n’est pas fini.
La dernière demi-heure du cinquième match du tournoi est éprouvante. Les Français sont fatigués, ils donnent des signes de découragement à chaque perte de balle. Sur son aile gauche, Robert Jonquet peut à peine poser le pied à terre. Il fera pourtant trente mètres à cloche pied pour se placer dans le mur sur le coup franc de Didi à la 70e.
Quant à Pelé, il est en démonstration et élimine un, puis deux, puis trois adversaires avant de finir par se faire contrer. Depuis longtemps, le match n’a plus aucun enjeu, mais lui s’amuse. A la 75e, il est servi par Didi à l’entrée de la surface, contrôle de la cuisse et enchaîne avec une volée du droit qui trompe Abbes. C’est ce qui s’appelle le coup du chapeau, en vingt-trois minutes. A 17 ans et huit mois, en demi-finale de la coupe du monde.
Les petits ponts de Piantoni
Alors les Français jettent leurs dernières forces dans la bataille. Piantoni, de vingt mètres, frappe du gauche et oblige Gilmar à une parade acrobatique (77e). Les Brésiliens, pensant à la finale qui les attend, remontent le ballon au petit trot, à une touche de balle. Vava est évacué sur la touche, perclus de crampes. Une clameur monte du public du Rasunda Stadium : à Göteborg, la Suède vient de prendre l’avantage.
Il reste sept minutes. A quarante mètres plein axe, Piantoni a récupéré un ballon, il perce, s’avance, fait un petit pont à Zito et frappe du gauche. Gilmar est battu. 5-2, le score a meilleure allure.
Garrincha trouvera encore le temps, à la 85e, de marabouter André Lerond avant de frapper en force au premier poteau un ballon que Abbes, héroïque, sortira. Comme il sortira d’une belle horizontale une frappe puissante de Mario Zagallo (86e). Le temps que Piantoni s’offre un amour de petit pont sur Nilton Santos pour un dernier contre, et c’est fini. Benjamin Griffiths siffle la fin. La légende est en marche.
La séquence souvenir
C’est peut-être le tournant du match. A 2-1 au bout d’un quart d’heure, et à onze contre onze, l’équipe de France aurait-elle tenu tête au Brésil ? Impossible de le savoir. On joue depuis treize minutes, et l’égalisation signée Just Fontaine a mis un coup sur la tête de la défense brésilienne, invaincue jusqu’alors.
On joue depuis douze minutes. Robert Jonquet récupère un ballon devant la surface française. Il sert devant lui Kopa, lequel passe à Piantoni à hauteur de la ligne médiane, côté gauche. Celui-ci lève la tête, et du gauche délivre une passe de trente mètres qui cherche la tête de Fontaine à l’entrée de la surface de réparation. Celui-ci est lobé, mais derrière lui surgit Maryan Wisnieski poursuivi par Nilton Santos et par Bellini.
Sans contrôle, Wisniewski remet instantanément sur Fontaine et élimine ainsi les deux Brésiliens. Fontaine est seul dans la surface, à environ douze mètres des cages, à hauteur du premier poteau. S’il contrôle, il lui faudra sans doute éliminer Orlando qui arrive à grandes enjambées. Il préfère tirer du droit. Le ballon passe au-dessus de la lucarne de Gilmar, qui n’avait pas bougé. C’est sans doute le moment où les Bleus ont été le plus près de la finale.
Le Bleu du match
Vous pensez à Kopa, à Fontaine, à Piantoni, à Jonquet ? Difficile de faire un choix, en effet. Jouons la surprise avec Claude Abbes. Le gardien des Bleus a de ceci en commun avec Jean-Luc Ettori de totaliser seulement neuf sélections en Bleu, tout en ayant disputé une demi-finale mondiale. Tout comme le Monégasque, le portier stéphanois, âgé de 31 ans, n’est pas titulaire avant que la compétition ne commence. C’est d’ailleurs François Remetter qui débute dans les cages, mais ses deux mauvais matches contre le Paraguay (7-3) et la Yougoslavie (2-3) incitent Albert Batteux à appeler Claude Abbes. Résultat : un but encaissé contre l’Ecosse, aucun contre l’Irlande du Nord.
Face au Brésil, il va ramasser cinq fois le ballon dans ses filets, et encore, un sixième but aurait dû être crédité sur le tir sous la barre de Zagallo. Mais seul le troisième, inscrit par Pelé en début de deuxième mi-temps, peut être mis à son crédit, alors qu’il relâche un ballon qui ne semblait pas difficile à capter. Sur cette action, il est complètement abandonné par sa défense, qui s’est arrêtée de jouer.
Avec un moins bon gardien, le score aurait certainement été plus lourd. Certes, les Brésiliens ont copieusement arrosé les tribunes, mais Abbes a sorti au moins autant d’occasions franches. Dans un match perdu nettement, la performance du gardien peut sembler anecdotique. Il ne faut pourtant pas l’oublier.
L’adversaire à surveiller
Evidemment, vous attendiez Pelé. Eh bien, perdu, c’est Garrincha ! A bientôt 25 ans, il dispute sa première coupe du monde, mais comme le futur Roi, il n’est que remplaçant au début du tournoi. Boîteux de naissance, il est de plus considéré comme limité mentalement. Recruté par Botafogo en 1953 à la demande de Nilton Santos, arrière international qui ne veut plus jamais jouer contre lui. On comprend pourquoi. Face à lui, André Lerond est au martyre. Comment arrêter l’inarrêtable ? Une feinte d’un côté, un démarrage de l’autre, un insupportable sens de la provocation, des changements de rythme incessants et un coup de reins terrible. Contre la France, il ne marque pas, mais il étire la défense adversaire, la transperce, la déchire, en fait des confettis qu’il envoie au ciel. Ou en enfer.